Dans son dernier long-métrage, Un couteau dans le cœur, Yann Gonzalez invoque les fantômes de sa cinéphilie au milieu desquels une figure règne, celle d’Anne-Marie Tensi. Vanessa Paradis prête ses traits à cette pionnière du cinéma pornographique gay français qui, dans le film, traverse une douloureuse rupture amoureuse avec sa monteuse et voit les acteurs de sa nouvelle production se faire assassiner un par un. Nous sommes à Paris, en 1979, en plein cœur de ce que certains appellent l’âge d’or du porno français.

Lire la critique d’« Un couteau dans le cœur » : L’assassin au godemiché qui tue

Tenter de faire le portrait d’Anne-Marie Tensi, c’est suivre la trace d’un fantôme mais aussi s’engouffrer dans une histoire orale, celle que nous racontent les érudits et passionnés du cinéma porno, qui dessinent en creux les mœurs d’une époque.

« Un ghetto dans un ghetto »

L’émergence du cinéma pornographique gay s’explique par un besoin d’alimenter les quelques salles spécialisées, principalement à Paris et à Marseille. « Dans les années 1970, il n’y avait du porno gay qu’en France et aux Etats-Unis, c’est venu plus tard dans le reste des pays européens. Il fallait donc alimenter les programmations, acheter des films et en produire », explique Hervé Joseph Lebrun, ancien délégué général du Festival du film gay et lesbien de Paris, réalisateur d’un documentaire sur le sujet (Mondo Porno : A Study of French Gay Porn in the 70’s, 2014) et conseiller historique sur le film de Gonzalez.

Comme le précise Christophe Bier, critique et historien qui a dirigé le Dictionnaire des films français pornographiques et érotiques (Editions Serious Publishing, 2011), le cinéma porno gay « était un ghetto dans un ghetto : les cinéastes allaient beaucoup plus loin dans la captation d’un désir que les pornos hétéros avec ces grandes bourgeoises en porte-jarretelles qui veulent vivre une escapade avant de retourner avec leur mari. [...] A l’époque, les homosexuels revendiquaient des droits mais pas le mariage pour tous. »

Sur une centaine de films qu’elle aurait réalisés, dont plusieurs sous pseudo, il n’en resterait qu’une dizaine

Anne-Marie Tensi possédait quelques salles à Paris dont La Marotte et le TCB42 ainsi que sa propre société de production, AMT Productions. Sur une centaine de films qu’elle aurait réalisés, dont plusieurs sous pseudo (Antony Smalto, Job Blough), il n’en resterait qu’une dizaine. « C’est toute une mémoire de l’homosexualité clandestine qui disparaît avec ces films », regrette Yann Gonzalez. Imprécises sont ses dates de naissance et de décès : « 1942-1994, mais elles sont à prendre avec précaution », explique Joseph Lebrun, qui cherche encore des copies égarées et serait en possession de l’unique photo connue de Tensi. Christophe Bier évoque une projection à la Cinémathèque française d’un film produit par Tensi. Une femme entre dans le champ, jette un regard caméra avant de disparaître, « on était plusieurs à se dire que c’était elle ».

« Une renégate dans un milieu de renégats »

Ce film, c’est Maléfice Pornos (1978) d’Eric de Winter, l’histoire d’un mari impuissant qui, stimulé par une lecture, rêve le temps d’une nuit qu’il inflige dans une caverne des supplices à un homme et trois femmes. Il passera trois fois en commission avant de recevoir un visa. Les comptes-rendus évoquent un film qui « pose un problème d’une gravité hors du commun », des scènes marquées par la cruauté, le sadisme et même le racisme, « une longue scène où un homme noir est complaisamment réduit à l’état d’objet sexuel ». Yann Gonzalez le découvre ce soir-là à la Cinémathèque, il en fantasme les conditions de tournage dans Un couteau dans le cœur: « On est parti de son rapport à l’alcool, de la relation avec sa monteuse [Loïs Koenigswerther], le lien entre les affects et le cinéma ; tout le reste est de la fiction pure. »

Un fantasmagorie pleinement assumée, car tous évoquent une femme vénale sans aucune velléité artistique, alcoolique, infecte sur les castings et qui tardait à payer, « une renégate dans un milieu de renégats ». Lebrun recontextualise : « C’était une époque de producteurs peu scrupuleux par rapport aux œuvres. Tensi était capable d’utiliser un numéro de visa qu’elle avait demandé pour un précédent film ! »

Un antidote

L’arrivée de la VHS et l’épidémie de sida apportent le coup de grâce au cinéma porno produit dans un système de fabrication traditionnel. En 1983, Mon ami, mon amour, de Benoît Archenoul, produit par Tensi, est le dernier porno gay à obtenir un visa. Diabétique, Tensi est amputée d’une jambe à la fin de sa vie

Le cinéaste Serge Bozon évoque cette période comme un antidote face à un cinéma devenu de plus en plus culturel. « Il est décapant de se rendre compte d’une loi méconnue : plus le cinéma était populaire, c’est-à-dire fait pour un peuple non cultivé, plus il était déviant. Plus on se rapproche du cinéma pour les salles de quartier et des productions AMT, plus c’est hors norme. »

Bier avance une belle hypothèse pour expliquer l’engouement suscité par le cinéma pornographique chez des cinéastes tels que Bertrand Mandico ou Yann Gonzalez : « Le porno est l’inverse de notre époque où les cinéastes passent leur temps à dire ce qu’ils font. Les cinéastes fascinés par la pornographie le sont par quelque chose qui n’est pas de l’ordre du discours. Elle a cette qualité incroyable qu’à un moment, le discours doit s’arrêter, sinon on ne baise pas. Le scénario se délite complètement pour quelque chose de plus important et d’impalpable, voire de terrifiant. »