Responsable de la division migrations de l’OCDE, Jean-Christophe Dumont regrette que l’Europe se focalise sur les contrôles aux frontières, sans développer des voies d’immigration légale et lutter contre le travail au noir.

Les Etats de l’Union européenne se réunissent pour trouver des solutions communes face à des arrivées de migrants en forte diminution, mais devenues problématiques. Que vous évoquent les pistes de travail ?

Une première analyse des pistes constituant le menu du sommet européen montre que les chefs d’Etat se focalisent sur un point : le contrôle des frontières. Il est évidemment essentiel de contrôler les frontières extérieures de l’Union européenne, mais à moyen terme, si on se cantonne à cette unique approche, on risque de ne parvenir à endiguer ni les migrations irrégulières ni l’industrie du passage.

Nos études montrent que si l’on veut, sur le long terme, limiter les départs de manière substantielle et durable, il faut travailler sur deux autres leviers : adapter les voies légales d’arrivée en Europe en fonction des besoins et assécher la demande d’emplois illégaux d’étrangers.

Comment assèche-t-on ce besoin en emplois au noir, alors que les patrons européens ne se privent guère de cette main-d’œuvre « docile » qui fait tourner des secteurs entiers de l’économie ?

L’emploi illégal revêt une diversité de situations selon les pays de l’OCDE, de l’immigré régulier qui contrevient aux conditions d’octroi de son permis de résidence, par exemple en travaillant plus qu’il n’est autorisé, au sans-papiers qui travaille sous une autre identité parfois dans des emplois formels et déclarés (aux Etats-Unis, plus des deux tiers des migrants en situation irrégulière sont dans ce cas), en passant par ceux qui étaient autorisés à occuper un emploi mais ne le sont plus…

En Lombardie (Italie) par exemple, 82 % des immigrés ont un permis en bonne et due forme et travaillent dans des emplois formels, 9 % sont légaux mais travaillent dans le secteur informel, et 9 % sont en situation irrégulière mais la moitié d’entre eux travaille dans des emplois formels.

En se focalisant sur les passages illicites aux frontières, on regarde du mauvais côté. Face à la complexité des situations, c’est en réalité une palette d’instruments qu’il faut mettre en œuvre, au cœur de laquelle on trouve la lutte contre l’emploi non déclaré.

Vous faites donc le pari qu’on limitera l’immigration si les patrons n’ont plus que des employés légaux. Mais que propose l’OCDE pour parvenir à cet assainissement des marchés de l’emploi ?

Evidemment, il faut renforcer le contrôle aux frontières extérieures, mais aussi renforcer les contrôles sur les lieux de travail et sanctionner les employeurs malveillants. Cet argument est d’ailleurs inscrit dans l’agenda européen pour les migrations de la Commission européenne. Ce texte reconnaît que « le travail de migrants en situation irrégulière crée un effet d’attraction… » et qu’il faut « augmenter le nombre des inspections du travail dans les secteurs économiques à haut risque ».

Mais ce débat n’est malheureusement pas au menu des chefs de gouvernements. Dans le cadre des discussions ces derniers mois sur les travailleurs détachés, il a été décidé, en mars, de créer une autorité européenne du travail dont une des missions sera de coordonner les efforts pour lutter contre l’emploi non déclaré. Cette autorité serait mise en place en 2019 et à pleine capacité en 2023.

Pourquoi ne pas accélérer ce processus ? Par ailleurs, pour que cet effort soit crédible et juste, les travaux de l’OCDE montrent qu’il est essentiel, en parallèle de ces mesures, de créer des canaux légaux d’entrée pour répondre aux besoins de certaines branches professionnelles.

Des pays ont-ils déjà expérimenté cette approche ?

L’Allemagne l’a fait récemment avec pour objectif de réduire la demande d’asile en provenance des Balkans. On a déjà oublié, mais les arrivées en 2015 de demandeurs d’asile en Allemagne étaient composées de flux mixtes en termes de nationalités : 35 % de Syriens, 12 % de Kosovars et 12 % d’Albanais.

Aujourd’hui, les demandes albanaise et kosovare ont disparu parce que les Allemands ont mis en place une politique globale avec ces pays qui inclut une part d’immigration légale. En 2017, 75 000 autorisations de travail ont été octroyées aux ressortissants des Balkans dans le cadre d’un nouveau programme destiné à maîtriser l’immigration irrégulière. La plupart travaillent dans le sud de l’Allemagne, en particulier dans la construction.

Les procédures d’asile ont certes été accélérées et les retours accentués mais la création de ce canal d’immigration de travail, conséquent, explique pour partie le tarissement de la demande d’asile des Balkans en Allemagne.

Le développement des voies légales d’immigration fait partie des débats sur le pacte mondial des migrations aux Nations Unies (sous la forme de partenariats pour la mobilité des compétences notamment) et se trouve même dans l’agenda européen pour les migrations avec des projets pilotes sur la migration légale, mais là encore ces discussions sont occultées au niveau européen.

Au regard de vos travaux, le sommet des 28 et 29 juin ne semble donc pas prendre le sujet migratoire par la bonne entrée ?

Si ce sommet est une étape et si les étapes suivantes ne sont plus seulement sécuritaires, cela peut être très productif. Mais, pour que les avancées soient pérennes, il faut que les pays assainissent leur marché du travail et ouvrent des voies légales d’entrée en fonction des besoins. C’est à cette condition seulement que la politique de lutte contre l’immigration irrégulière sera efficace et remarchera sur ses deux jambes.

Pour aller plus loin, consulter le rapport de l’OCDE sur les migrations : http://www.oecd.org/fr/migrations/perspectives-des-migrations-internationales-19991258.htm