Le débat sur le verrou de Bercy est loin d’être clos. Il semble en tout cas nettement moins consensuel au Sénat qu’à l’Assemblée. Les sénateurs comptent-ils vraiment proposer la suppression de ce dispositif, qui confère à l’administration fiscale le monopole d’engagement des poursuites en matière de fraude fiscale, ou vont-ils affaiblir les conclusions des députés, qui se sont entendus sur un examen conjoint des dossiers par le fisc et le parquet ?

Le sujet, qui doit être ajouté par les parlementaires dans le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale, est à la fois éminemment technique et particulièrement explosif. Et, alors que ce texte doit être examiné – agenda inhabituel – en première lecture au Sénat à partir du 3 juillet, le ton monte entre les groupes socialistes et Les Républicains de la chambre haute.

En cause, le rapport présenté mercredi 27 juin par le rapporteur général (LR) de la commission des finances du Sénat, Albéric de Montgolfier, et validé par un vote de ses membres. « Sous sa forme actuelle, le verrou est mort. Les esprits sont mûrs pour cela », s’est félicité M. de Montgolfier en présentant sa proposition.

Il suggère que les dossiers de fraude soient automatiquement transmis au parquet dès qu’ils remplissent trois critères cumulatifs, qui seraient inscrits dans la loi : plus de 80 % de pénalités, un montant élevé de fraude (vraisemblablement 100 000 euros) et des faits réitérés ou un comportement aggravant (faux documents, prête-nom, etc.). De quoi transmettre au parquet chaque année « les 1 400 à 1 500 dossiers les plus graves », selon le rapporteur général, là où la commission des infractions fiscales (CIF), saisie à l’initiative du fisc pour aiguiller les dossiers, en envoie aujourd’hui un petit millier.

Critères plus larges

La proposition des sénateurs diffère sensiblement de celle sur laquelle se sont entendus fin mai les députés de tous bords, au terme de la mission d’information menée par Emilie Cariou (La République en marche, Meuse). Si cette dernière plaide également pour inscrire les critères dans la loi – modification qui avait d’ailleurs rapidement été suggérée par le ministre des comptes publics Gérald Darmanin, favorable à « donner la clef du verrou aux parlementaires » –, Mme Cariou préconise de laisser ensuite parquet et fisc décider ensemble de l’aiguillage des dossiers. De plus, les critères qu’elle retient sont plus larges que ceux du Sénat, car non cumulatifs (les cas à plus de 100 000 euros, ceux où le fraudeur s’est enrichi personnellement et/ou ceux dans lesquels il bénéficie de circonstances aggravantes).

Surtout, à en croire le groupe socialiste du Sénat, qui compte déposer un autre amendement, il ne s’agirait pas d’une véritable suppression. « L’amendement proposé par M. de Montgolfier ne supprime pas les termes sous peine d’irrecevabilité, qui établissent de fait le monopole du fisc. Il ne supprime pas non plus la CIF ! », s’insurge la sénatrice du Val-de-Marne Sophie Taillé-Polian.

Si les critères sont remplis, l’administration aura bien l’obligation absolue de porter plainte, soutient M. de Montgolfier. Quant à la CIF, elle verra son activité largement réduite et son rôle modifié (essentiellement pour émettre un avis sur le bien-fondé de la publicité des sanctions fiscales, autre nouveauté du texte de loi). « Nous aurons des propositions alternatives », confirme Vincent Eblé, le président (PS) de la commission des finances.

« Pour notre part, nous ne souhaitions pas définir en amont de manière aussi systématique [que M. de Montgolfier] les manœuvres frauduleuses », réagit Mme Cariou. Elle explique « préférer conserver un système de discussion même si le parquet a le dernier mot, car les dossiers sont souvent complexes et cela permettrait d’éviter un engorgement des tribunaux ». Elle estime toutefois, elle aussi, pouvoir aboutir à « nettement plus de 1 000 dossiers » transmis au pénal avec ce nouveau système.

Concrètement, l’ordre d’examen du texte – au Sénat d’abord, à l’Assemblée ensuite – implique que les députés repartiront de la version du Sénat pour débattre sur le projet de loi. Une particularité officiellement justifiée par le calendrier surchargé de l’hémicycle, mais qui fait tiquer certains. « Ce n’est pas un hasard si ce texte, pourtant court [11 articles] a été envoyé d’abord au Sénat. Darmanin savait que la droite sénatoriale affaiblirait la proposition des députés de supprimer le verrou, court-circuitant ainsi le travail de l’Assemblée », déplore un bon connaisseur du dossier. Pour Mme Cariou, « l’ordre de discussion ne change rien. L’Assemblée conserve son droit d’amendement et s’il n’y a pas d’accord avec le Sénat, in fine, elle aura le dernier mot ».