Le flux de départs vers l’Italie concerne surtout la région occidentale de la Libye, la Tripolitaine, la plus proche de l’île italienne de Lampedusa. / SAMUEL GRATACAP POUR "LE MONDE"

La question migratoire provoque de nombreux remous au sein de l’Union européenne. Le sujet sera au cœur des débats du Conseil européen qui s’ouvre jeudi 28 juin, à partir de 16 heures, à Bruxelles. Parmi les sujets en discussion, le projet de création de « plateformes » où seraient débarqués les migrants récupérés en Méditerranée, probablement sur les côtes d’Afrique du Nord. Frédéric Bobin, correspondant du Monde en Tunisie, a répondu à vos questions sur la situation des migrants en Libye.

Paul : Quelle est la situation en Libye aujourd’hui ? Les gouvernements arrivent-ils à contrôler les passeurs ?

Le flux de départs vers l’Italie concerne surtout la région occidentale de la Libye, la Tripolitaine, la plus proche de l’île italienne de Lampedusa. Il s’est globalement tari depuis près d’un an, depuis juillet précisément, en raison d’une meilleure coopération entre l’Union européenne et le gouvernement d’« accord national » de Faïez Sarraj installé à Tripoli, notamment dans la formation et l’équipement des garde-côtes libyens.

Il y a eu aussi des accords occultes entre Rome et certaines milices de passeurs, notamment à Sabratha, l’ex- « capitale des passeurs ». Du coup, la courbe s’est retournée, la baisse est de l’ordre de 75 % par rapport à l’année précédente.

La difficulté de contrôler les réseaux de passeurs sur la longue durée tient au chaos qui règne en Libye, l’absence d’Etat central, la fragmentation du pays en milices rivales et quasi autonomes sur le terrain.

Henri : D’où viennent les migrants qui arrivent en Libye ?

Il faut distinguer la migration de transit vers l’Europe de la migration de travail composée de gens désireux de rester en Libye. La première, la migration de transit, touchait historiquement plutôt des ressortissants de la Corne de l’Afrique (Ethiopie, Erythrée, Somalie), fuyant guerres civiles et famines. Ils ont été rejoints plus récemment par des ressortissants d’Afrique centrale (Nigeria) et d’Afrique de l’Ouest (Mali, Côte d’Ivoire, Sénégal, Gambie, etc.).

Cette migration de travail persiste car dans cet ancien eldorado pétrolier, et malgré les chaos ambiants, il y a toujours de petits boulots disponibles. Elle concerne surtout les pays voisins de la Libye (Egypte, Soudan, Tchad, Niger et, dans une moindre mesure, Tunisie). Et au-delà de l’Afrique, il avait aussi beaucoup de Bangladais, Philippins, etc.

Cette typologie n’est pas si claire dans les faits. Car des migrants peuvent passer de l’une à l’autre en fonction des vicissitudes de leur traversée et de leur séjour en Libye. Il n’y a pas de chiffres officiels.

Mais toutes catégories confondues, on estime qu’entre 700 000 et 1 million de migrants et réfugiés sont présents en Libye. Telle était du moins la situation en 2017.

Caroline : Pourriez-vous nous en dire plus sur la situation politique en Libye ? Est-elle toujours aussi chaotique ? Les Etats européens antimigrants peuvent-ils en profiter pour asseoir leur volonté d’empêcher les exilés de traverser la Méditerranée ?

La situation politique en Libye demeure marquée par l’instabilité et la fragmentation politique et tribale. Il y a actuellement deux gouvernements rivaux qui se disputent la légitimité du pouvoir, l’un basé à l’Est autour du maréchal Khalifa Haftar et l’autre établi à Tripoli (Ouest) autour du gouvernement d’« accord national » de Faïez Sarraj, soutenu par la communauté internationale. C’est cette division qui favorise les flux migratoires.

Les Etats « antimigrants », comme vous dites, cherchent plutôt à réunifier la Libye afin de disposer d’un interlocuteur solide, sous la forme d’un Etat fonctionnel, afin de maîtriser les flux.

Cela étant dit, ces Etats européens ne tirent pas forcément dans le même sens : on le voit avec l’Italie, qui a des relations privilégiées avec la Tripolitaine, et donc le gouvernement de Sarraj, et la France qui a noué des relations étroites avec Haftar dans l’Est tout en soutenant officiellement Sarraj.

Dune : Savez-vous s’il y a toujours des accords « secrets » entre l’Italie et les milices libyennes ?

C’est la grande question qui a agité les médias et les observateurs en 2017, quand le flux de départs a commencé à se retourner à la mi-juillet. Subitement, Sabratha, jusqu’alors la principale plateforme de départs vers l’Italie, a enregistré un quasi-arrêt des départs sur ses plages.

La rumeur a couru qu’il y avait eu un accord secret entre Rome et le « parrain » du lieu, un certain Ahmed Al-Dabbashi, surnommé « Al-Ammu » (l’Oncle). Evidemment, les Italiens ont démenti. Mais l’arrêt soudain de l’activité migratoire de Sabratha n’en demeure pas moins troublant. Il est difficile de prouver qu’il a pu y avoir le versement de sommes d’argent.

Mais ce qui est incontestable, c’est qu’une brigade fraîchement formée, le Bataillon 48, vitrine respectable de l’Oncle, a subitement été reconnue et légitimée par les autorités de Tripoli. Il est fort probable que le soutien des Italiens à l’Oncle a transité par ce processus de légitimation validé par Tripoli.

Il est vrai que l’expérience n’a pas été très concluante car cette affaire a précipité des affrontements fratricides à Sabratha qui ont forcé l’Oncle au départ. Il s’est réfugié dans la ville voisine de Zaouïa.

Ses rivaux vainqueurs n’ont toutefois pas repris leurs activités de passeurs à Sabratha, qui a perdu son statut de « capitale des départs ». La pression internationale a d’une certaine manière porté ses fruits. Mais les départs se font désormais ailleurs.

Rosy : Parmi les projets évoqués par les Européens, figure la mise en place de « plateformes » où seraient débarqués les migrants récupérés en Méditerranée, probablement sur les côtes d’Afrique du Nord. Quels pays seraient prêts à accepter de mettre en place de tels camps ? La Tunisie a été citée. La Libye aussi. Réaliste ?

La Tunisie clairement dit non. En Libye, l’affaire demeure pratiquement difficile et éminemment controversée au regard du contexte ambiant de violence.

Pour l’instant, le Niger apparaît comme une option aux yeux de certains gouvernements européens, notamment la France. Le HCR en envoyé à Niamey autour de 900 candidats à l’asile – pour Europe – qui se trouvaient jusque-là piégés en Libye.

Les dossiers de demande d’asile seront traités sur place avant un éventuel départ en Europe. Mais le rythme de traitement de ces dossiers est très lent et le gouvernement du Niger s’impatiente apparemment.