« Finish ! Nothing ! » (« Fini ! Plus rien ! »). Le vieux Chacha Manko ne parle que quelques mots d’anglais, mais il tient à bien se faire comprendre. Il y a deux ans, des éléphants ont investi son petit champ d’un demi-hectare de maïs. Comme toujours, ils sont arrivés la nuit. « C’était un groupe de 20 ou 25, des grands et des petits, poursuit le fermier en swahili. Les éléphants sont restés pendant deux jours et ils ont tout mangé. »

Chacha Manko a bien tenté de les déloger avec l’aide de quelques amis, habitant comme lui à Mdori, un petit village du nord de la Tanzanie coincé entre deux parcs nationaux. « Mais les éléphants, vous pouvez les chasser avant qu’ils soient dans votre champ. Une fois qu’ils sont là, croyez-moi, c’est fichu », affirme le vieil homme à barbichette, sans montrer de rancœur.

Plaine du Serengeti et cratère du Ngorongoro

Entre les éléphants et les villageois, la cohabitation est pourtant difficile dans cette vaste région qui s’étend à l’ouest d’Arusha. Une zone touristique majeure, qui compte les sites les plus renommés du pays comme la plaine du Serengeti et le cratère du Ngorongoro. Un espace également crucial pour la protection des espèces sauvages – la Tanzanie a perdu 60 % de ses éléphants entre 2009 et 2014 – et la préservation de leur habitat.

Une terre également de plus en plus peuplée par des éleveurs masai et des communautés de paysans. Principale culture et aliment de base, le maïs est aussi une douceur dont raffolent les pachydermes. Dans ce contexte, les conflits entre humains et éléphants sont fréquents. Surtout dans les villages mitoyens des parcs – non clôturés – ou des corridors – de larges bandes de terre sans présence humaine qui permettent aux animaux de se déplacer d’une zone protégée à l’autre.

Juin est l’un des mois les plus critiques. La récolte approche et les pachydermes, alléchés par l’odeur des grains mûrs, commencent leurs « raids ». « Parfois, les fermiers n’en dorment plus. Cultiver un champ est déjà très incertain. Alors les éléphants sont perçus comme des nuisibles supplémentaires, beaucoup d’habitants n’y voyant aucun bénéfice économique direct », décrypte Francesca Mahoney, fondatrice de Wild Survivors, une petite ONG qui tente de pacifier cette relation tourmentée.

Car chaque saccage annonce une année difficile. Théoriquement, le gouvernement offre des compensations, mais, à Mdori, Chacha Manko dit toujours attendre l’aide demandée en 2016. « La seule chose que nous pouvons faire, c’est sensibiliser les gens, car certains cultivent trop près des parcs ou sur les corridors, là où aucune compensation n’est acceptée », rétorque un officiel du district.

Seul face à un animal de plus de 5 tonnes

A bout, certains habitants en viennent à des solutions radicales : empoisonnements, informations données aux braconniers en échange d’un billet. La plupart du temps, les fermiers se contentent cependant de monter la garde.

Ainsi, depuis trois ans, Deogratius, 22 ans, protège la nuit venue son champ situé à Upper Kitete, tout près du Ngorongoro. Seul et dans le noir face à un animal de plus de 5 tonnes. « C’est difficile et dangereux, mais vendre une récolte qui n’a pas été endommagée, c’est beaucoup d’argent gagné », raconte le jeune homme, tongs aux pieds mais bonnet sur la tête et polaire sur le dos. A quelque 1 500 mètres d’altitude, les nuits sont fraîches. Et les moyens sont maigres. « Je les effraie avec des lampes torches et en faisant du bruit », dit-il en mimant un instrument de percussion.

Depuis peu, Deogratius fait partie d’un groupe de jeunes gens qui teste une autre méthode à Upper Kitete. L’idée, entourer le village et ses champs d’une « barrière de piment », peut sembler farfelue. « Au début, ils étaient très négatifs, ils m’ont pris pour un fou ! », en rit encore Ameir Dahal, de la fondation Protected Area Management Solutions (PAMS), qui milite pour répandre cette pratique peu coûteuse et « sûre pour tout le monde ».

Cet ancien guide touristique est parvenu à convaincre les habitants de ce village isolé, très proche d’un corridor emprunté quotidiennement par les éléphants. Première étape : monter des poteaux reliés entre eux par des cordelettes, à environ deux mètres du sol. Deuxième étape : étendre, tous les un ou deux mètres, des tissus en coton imbibés d’un mélange d’huile de moteur et de piment broyé. Les molécules de piment indisposent fortement les éléphants, dont l’odorat est très sensible. Ils les détectent à 500 mètres – l’humain, lui, ne sent rien – et en restent éloignés.

Groupes de motos et « barrières d’abeilles »

Ce jour-là, Ameir Dahal est venu vérifier la clôture, installée il y a un mois. Il longe avec méthode la barrière, où l’on reconnaît ici un morceau de tee-shirt, là les vestiges d’une jupe. A la tombée du jour, alors que des bergers emmitouflés dans d’épaisses shukas (tissus traditionnels) font rentrer leur troupeau, des éléphants se font entendre dans le corridor, à quelques centaines de mètres : il est temps d’écourter l’inspection. « C’est bon », conclut-il, rappelant aux volontaires d’« appliquer le mélange tous les vingt et un jours, après quoi il perd son efficacité. Si cette étape est bien respectée, cela marche à 100 % ». Les jeunes le confirment : aucun éléphant n’a passé la barrière depuis son installation.

D’autres méthodes existent pour effrayer les géants : groupes de motos, bombes de piment, ou encore… les abeilles, dont ils ont une peur bleue. Le système, déjà éprouvé ailleurs en Tanzanie, mais aussi au Kenya et en Asie, utilise au lieu du piment une succession de ruches. C’est plus coûteux et plus complexe, mais « les ruches protègent les cultures et fournissent un revenu additionnel grâce au miel et à la cire, c’est un système entièrement gagnant-gagnant », explique Francesca Mahoney, qui développe un projet de « barrière d’abeilles » avec Wild Survivors. Sans compter, précise-t-elle, qu’en organisant des visites, les habitants peuvent aussi attirer à eux des touristes.