Chronique. Samedi 30 juin 2018. Une étoile est née à Kazan sous nos yeux humides. Portée par nos cris hystériques. Unanimité nationale, d’aucuns diront mondiale. Dans le stade russe, la clameur est montée en flèche. Elle s’est immiscée dans les réseaux. On l’a entendue partout. Les crépitements des flashs se voyaient, eux, à des distances satellitaires. Le soleil n’est après tout qu’un ballon de feu. Et le soleil s’est incliné devant notre étoile qui a levé la tête trois fois, jaugé son monde avant d’éclater de joie. Décline ton identité, clame le soleil ! Nom : MBappé. Prénom : Kylian. Année de naissance : 1998, cru historique black-blanc-beur. Lieu de naissance : Bondy, Seine-Saint-Denis, Ile-de-France.

Quelques heures plus tard, des journalistes français et étrangers se ruent sur Bondy. Des mots chauds sortent de leurs bouches. Non, la banlieue francilienne et Bondy ne sont pas toujours synonymes de chômage, de violence et de relégation sociale. Oui, Kylian Mbappé est un enfant du coin. Tout le monde connaît ici, lui et sa famille de sportifs. Un père éducateur originaire du Cameroun, une mère d’ascendance algérienne et ancienne championne de handball, un petit frère footballeur. Nombreux sont les gamins qui ont tapé le ballon avec le prodige sur le terrain de l’AS Bondy, son club formateur. L’attaquant du PSG n’est pas une exception.

Avec élégance et fierté

Ses coéquipiers sont majoritaires issus de la banlieue parisienne. Paul Pogba a éclos à Lagny-sur-Marne et Roissy-en-Brie, N’Golo Kanté à Suresnes, Blaise Matuidi à Fontenay-sous-Bois, Benjamin Mendy à Longjumeau. Parmi les 23 joueurs retenus par Didier Deschamps, on compte aussi Anthony Martial natif de Massy, Presnel Kimpembe de Beaumont-sur-Oise, Steven Nzonzi de Colombes, aux côtés de trois Parisiens : Alphonse Areola, Adrien Rabiot et Kingsley Coman. Sans oublier ceux qui, lors de ce Mondial, portent les couleurs du Maroc, du Portugal, de la Tunisie ou du Sénégal et qui ont fait les premiers pas sur les terrains franciliens. Tous ont suivi le même chemin, de la banlieue au centre de Fontainebleau. Passés par les plus grands clubs, ils arborent le maillot national avec élégance et fierté à l’instar de Kylian Mbappé. Doit-on ajouter que le gamin de Bondy reverse l’intégralité de ses primes du Mondial à l’association française Premiers de cordée dont iil est le parrain ? Les mauvaises prestations, la grève des joueurs et les scandales de 2010 semblent si loin. Oubliées, les critiques. L’enfant de Bondy et ses coéquipiers ont renvoyé les Finkielkraut, Zemmour et Le Pen dans leurs buts.

Pour leurs huitièmes de finale du Mondial 2018 en Russie, à Kazan, les Bleus ont gagné avec panache et contre la redoutable équipe argentine : 4-3. Un doublé de Mbappé, un penalty de Griezmann qui doit beaucoup à Mbappé et un but magnifique du jeune défenseur Benjamin Pavard. La France jubile. Lionel Messi et les siens sont renvoyés à Buenos Aires. Sur les réseaux sociaux, le roi Pelé salue l’exploit du gosse de Bondy : « Félicitations Kylian Mbappé, deux buts dans une Coupe du monde si jeune te placent en bonne compagnie. Bonne chance pour tes autres matches. Sauf contre le Brésil. »

La banlieue et la capitale sont réunies dans la même communion. Le temps d’un match ou d’un tour. La magie du football renvoie au vestiaire stigmates, rancœurs et préjugés. Le périphérique suspend provisoirement son rôle de frontière.

235 000 joueurs en Ile-de-France

Je suis de ceux, nombreux, qui déplorent le football devenu tout à la fois une affaire très lucrative et une industrie professionnelle et technocratique. Raison de plus pour saluer les petits clubs qui forment des centaines de milliers de joueurs. Sans ce maillage serré, il n’y aurait jamais eu Zinedine Zidane, Thierry Henry ou Nicolas Anelka. Dans la banlieue francilienne, il y a 30 000 éducateurs sportifs et entraîneurs pour 235 000 joueurs inscrits, dont plus d’un tiers ont moins de 18 ans. C’est le premier bassin en Europe.

A longueur d’années, ces éducateurs butinent sur les terrains boueux. Ils n’attirent pas la lumière, connaissent souvent des fins de mois difficiles. Et, ce faisant, ils donnent à leurs poulains le meilleur d’eux-mêmes : le goût de l’effort, la constance, la patience. Ils remplissent des rôles sociaux importants, remplaçant parfois parents et enseignants. Combien de champions ont-ils tiré de la grisaille ? Peu importe. Ils sont le sel de ces clubs locaux. On leur doit notre amour de ce sport. On leur doit surtout ces instants magiques où la pure folie du football se donne à voir et à vivre sur tous les petits terrains de banlieue ou de campagne, comme l’écrivait le dramaturge uruguayen Eduardo Galeano : « Par bonheur, on voit encore sur les terrains, très rarement il est vrai, un chenapan effronté qui s’écarte du livret et commet l’extravagance de feinter toute l’équipe rivale, et l’arbitre, et le public dans les tribunes, pour le simple plaisir du corps qui se jette dans l’aventure interdite de la liberté. »

Abdourahman A. Waberi est un écrivain franco-djiboutien, professeur à la George-Washington University et auteur, entre autres, de Moisson de crânes (2000), d’Aux Etats-Unis d’Afrique (2006) et de La Divine Chanson (2015).