C’était un ministre « effacé derrière son président Idriss Déby », selon les dires du chef de file de l’opposition tchadienne, Saleh Kebzabo. C’est un Moussa Faki Mahamat aux ambitions réformatrices qui tient depuis seize mois les rênes de la Commission de l’Union africaine (CUA). A l’occasion du 31e sommet de l’institution continentale, qui se tient à Nouakchott (Mauritanie) jusqu’au 2 juillet, il défend la réforme de l’organisation panafricaine au côté du chef de l’Etat rwandais et président en exercice de l’UA, Paul Kagame. « Faki, il pose les jalons et il avance. Avec Kagame, ça va bosser ! », estime un diplomate sénégalais.

Depuis sa prise de fonction en mars 2017, Moussa Faki a su imposer son style, en rupture totale avec sa prédécesseure, la Sud-Africaine Nkosazana Dlamini-Zuma. Moins d’une semaine après son arrivée à Addis-Abeba (Ethiopie), où se trouve le siège de l’UA, l’ancien premier ministre tchadien (2003-2005) se rendait auprès des troupes de l’Amisom, la mission de l’UA présente depuis 2007 en Somalie, forte de plus de 20 000 hommes.

Puis, très rapidement, à Juba, la capitale d’un Soudan du Sud en proie à une guerre civile. « Madame Zuma n’allait pas sur le terrain : elle avait peur de la contagion », ironise un fonctionnaire du département paix et sécurité de l’UA en référence à sa lenteur d’action face à l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest en 2014.

« Il écoute beaucoup, c’est un pragmatique »

Moussa Faki est un habitué des crises du continent. Ce juriste de formation a exercé pendant neuf ans la fonction de chef de la diplomatie du Tchad, un acteur incontournable dans la lutte contre le terrorisme dans la bande sahélo-saharienne. Sa maîtrise des dossiers sécuritaires et le soutien indéfectible de son président, Idriss Déby Itno, au pouvoir depuis vingt-sept ans, lui ont permis de remporter le scrutin, le 30 janvier 2017, face à la Kényane Amina Mohamed. Un an et demi plus tard, « difficile de dresser un bilan », concède un ambassadeur africain. Mais chacun y va de sa petite remarque.

Moussa Faki, marié et père de cinq enfants, est « réservé, comme tout Sahélien. Il ne parle pas beaucoup, il écoute beaucoup, c’est un pragmatique », dit un haut fonctionnaire. D’aucuns louent l’érudition et l’intégrité de ce musulman pratiquant. Il n’aurait d’ailleurs réclamé qu’un grand tapis de prière pour sa résidence d’Addis-Abeba, confie un proche, qui insiste sur sa « frugalité ».

Dans les couloirs de l’UA, il est « très discret » contrairement Nkosazana Dlamini-Zuma, qui ne faisait pas un pas sans ses gardes du corps, dit-on ici et là. Difficile d’éviter la comparaison tant le bilan de la Sud-Africaine, candidate malheureuse au Congrès national africain (ANC) en décembre 2017, est jugé désastreux par nombre de fonctionnaires. Ceux-là n’ont pas digéré ses absences répétées d’Addis-Abeba durant son mandat. « Ses ambitions nationales l’ont fait dévier de son agenda », résume un ambassadeur ouest-africain.

Lenteur d’action

Mais Moussa Faki, lui aussi cloîtré à son étage, est peut-être trop discret. Certains lui reprochent ses trop nombreux voyages officiels – plus de 25 déplacements en seize mois pendant lesquels la Commission doit fonctionner en roue libre –, accompagné d’une majorité de membres de son cabinet.

On critique aussi une Commission qui publie des communiqués à tout-va mais évite soigneusement de réagir aux sujets qui fâchent. Silence radio par exemple sur le départ de Daniel Batidam, membre du Conseil consultatif de lutte contre la corruption, qui a dénoncé dans sa lettre de démission la mauvaise gouvernance et des cas de corruption. Un thème pourtant phare de l’UA en 2018. Et dérobade sur les mémos d’employés évoquant symboliquement « l’apartheid professionnel » causé par le sexisme au sein de la Commission. Après le déni, puis des excuses de la part du vice-président de la Commission, un panel composé de femmes a finalement été créé début juin. Les conclusions de leur enquête devraient être rendues publiques prochainement.

Moussa Faki est aussi critiqué pour sa lenteur d’action : il serait « trop procédurier », « très technique », « à la limite du zèle », entend-on dans les couloirs. « Il est temps pour lui d’exécuter. » Sous sa présidence, la Commission a toutefois impulsé de manière décisive l’achèvement des négociations sur la libre circulation des personnes sur le continent et l’établissement d’une zone de libre-échange continentale, la ZLEC. Ces deux projets phares vers plus d’intégration africaine avaient été définis du temps de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), l’ancêtre de l’UA.

Moussa Faki Mahamat et le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker à Bruxelles, le 23 mai 2018. / JOHN THYS / AFP

Beaucoup considèrent qu’il a également relancé une dynamique de coopération avec l’ONU et l’Union européenne. « Moussa Faki a un rapport plus décomplexé à l’égard des partenaires non-africains », constate un ambassadeur occidental. Contrairement à Mme Dlamini-Zuma, « façonnée par la lutte contre l’apartheid qui semblait être en permanence dans le règlement de comptes anti-impérialiste, souffle un observateur africain. Moussa Faki veut porter la voix de l’Afrique à l’international dans un esprit de coopération et non de confrontation. »

Devoir d’impartialité

Le Tchadien francophone et arabophone, qui a notamment étudié au Congo-Brazzaville, est également perçu comme « plus continental ». « Les membres de son cabinet viennent de toutes les régions alors que celui de Dlamini-Zuma se concentrait beaucoup plus exclusivement sur l’Afrique australe », explique Elissa Jobson, spécialiste de l’UA à International Crisis Group. Le patron de la Commission tente aussi de « combler le fossé entre l’Afrique francophone et anglophone [au sein de la Commission], qui avait été élargi sous Dlamini-Zuma », poursuit-elle. Mais un autre fossé risque de se creuser entre les défenseurs de la réforme et les sceptiques.

Le soutien sans faille de Moussa Faki au projet de Paul Kagame n’est pas du goût de tout le monde car la feuille de route du président de la Commission semble se confondre avec celle du président rwandais. Quid de son devoir d’impartialité ? Il risque de se mettre à dos certains Etats membres, notamment les pays récalcitrants d’Afrique australe. Ils rejettent notamment la taxe à 0,2 % sur les importations d’une liste de produits non africains, que 23 Etats sur 55 ont commencé à mettre en place. Celle-ci devrait permettre à l’UA de devenir autonome financièrement alors qu’elle est encore financée à près de 60 % par des bailleurs internationaux.

Paul Kagamé et Moussa Faki, le duo qui veut dépoussiérer l’Union africaine
Durée : 02:34

« Tant que nous n’arriverons pas à résoudre les problèmes financiers de l’UA, Moussa Faki n’aura pas les moyens de sa politique », déplore de son côté Sidibé Fatoumata Kaba, désormais représentante permanente de la Guinée auprès des Nations unies après avoir présidé le puissant Comité des représentants permanents (Corep) à Addis-Abeba en 2017.

« Ce n’est pas le président de l’Afrique »

Le succès de Moussa Faki à la tête de l’organisation panafricaine dépend pourtant de sa capacité à gagner le soutien d’une majorité de chefs d’Etat. La tâche n’est donc « pas facile mais il fait preuve d’un engagement politique fort », veut croire Donald Kaberuka, l’ancien président de la Banque africaine de développement à l’origine de cette taxe, et haut représentant pour le Fonds de la paix de l’UA. La tâche le sera sans doute encore moins lorsque Paul Kagame passera le flambeau à son homologue égyptien en janvier 2019. Abdel Fattah Al-Sissi est bien moins favorable à la réforme.

« Faki assure en termes de prestance, de disponibilité, il a du charisme mais, face aux chefs d’Etat, le président de la Commission ne fait pas le poids », assure un diplomate maghrébin. Il doit s’abandonner à la gouverne des présidents africains qui sont les vrais détenteurs du pouvoir à l’UA. « Ce n’est pas le président de l’Afrique », renchérit un diplomate tchadien. Le président de la Commission pourrait toutefois être investi de pouvoirs étendus grâce au rapport Kagame, s’il est adopté.

Moussa Faki a en tout cas plus d’autonomie à la Commission que durant toutes ses années au gouvernement tchadien. « De façon intrinsèque, il a peut-être des convictions, mais a-t-il le courage de les mettre en œuvre ? Les chefs d’Etat africains n’aiment pas les contradicteurs, analyse M. Kebzabo en faisant référence à l’ancien président du Mali Alpha Oumar Konaré, qui fut le président de la CUA de 2003 à 2008. Il doit trouver des marges de manœuvre. » La stature de celui qui était perçu au Tchad comme le seul dauphin crédible d’Idriss Déby avant d’embrasser une carrière continentale est en jeu. Même si, pour l’heure, nul ne peut confirmer d’éventuelles ambitions nationales.