Une femme et ses enfants désireux de gagner la métropole depuis l’Algérie débarquent à Marseille le 26 mai 1962, après la signature des accords d'Evian. / AFP

Elle s’appelle Audrey, lui Julien. Nés au début des années 1980, ils se rencontrent à Paris, où ils font Sciences Po. Plus tard, ils ont une fille qui fait l’expérience de l’altérité. « Une jolie métisse », leur dit-on. Comme toutes les assignations identitaires, cette phrase cloue le bec et ne dit rien de qui l’on est vraiment.

En écrivant Une famille française. Des Antilles à Dunkerque en passant par l’Algérie (éd. Textuel//Petite encyclopédie critique), Audrey Célestine remonte l’arbre généalogique de ses enfants et inscrit les trajectoires de leurs aïeux dans la grande histoire. L’universitaire, spécialiste des questions identitaires au sein des minorités en France et aux Etats-Unis, a écouté les membres de sa famille et de celle de son conjoint. Il y a ceux qui ont fui le franquisme en se réfugiant en Algérie française ; ceux qui ont été envoyés loin de chez eux pour échapper aux bombardements de la seconde guerre mondiale ; ceux qui ont connu les allers-retours entre deux pays au gré des aléas économiques et des guerres, et dont les enfants grandissent dans la promiscuité des cités HLM de Dunkerque et de Toulon.

Délibérément sinueux, le livre navigue entre les époques, les continents et les branches de l’arbre généalogique, et ce faisant, créé des ponts et des échos. Audrey Célestine a réussi son pari : cette famille française résonne en chacun de nous.

Dans quel état d’esprit avez-vous écrit ce livre ?

Audrey Célestine Je voulais m’intéresser à la place très concrète qu’occupe le colonial dans les vies de Français ordinaires. A partir des témoignages de ma famille et de celle de mon compagnon, j’ai raconté les déplacements, la guerre, le monde colonial qui s’effondre et qui a encore des survivances dans l’outre-mer. Je crois à l’importance de l’intime pour montrer comment les gens s’accommodent du quotidien. Ma grand-mère Ginette, qui n’était pas une intello antiraciste, a eu un enfant avec un Antillais, avant de se marier avec un Kabyle dans la France des années 1950, en dépit du racisme de l’époque. Aussi, j’ai compris que, sans la guerre, des membres de ma famille auraient eu une autre nationalité. Pour certains, l’identité française a été une question de survie. Ils sont arrivés dans l’Empire colonial et ont eu la place qu’on a bien voulu leur donner.

Enfin, je voulais me demander à quoi ressemble la famille de petites filles que certains vont désigner comme « racisées ». Elles ont une bonne partie de leur famille en Provence, mais on mange toujours de la paëlla chez Minerva et on parle de « comment c’était avant », à Sidi Bel Abbès. Minerva, la grand-mère de mon compagnon, est née dans les années 1930 sur l’île de Fernando Poo, en Guinée espagnole [aujourd’hui la Guinée équatoriale]. Sa famille était à Alicante quand la ville est tombée aux mains des franquistes, et ils se sont réfugiés en Algérie. Ils parlaient le « pataouète », un mélange d’espagnol et de français avec des mots arabes.

Pourquoi ce titre ?

Le fait même que mon titre paraisse provocateur montre bien l’étendue du problème. C’est le hasard qui nous fait naître quelque part. Il n’y a ni à s’en excuser, ni à le justifier, ni à en être particulièrement fier. Dans l’Empire colonial, il y avait une citoyenneté par degré. Aujourd’hui, être français depuis vingt minutes ou plusieurs siècles, c’est la même chose. Il faut déconstruire la notion d’ancrage. On nie à des personnes qui sont là depuis trois générations leur ancrage ici, tandis qu’on affirme, si des gens sont blancs, qu’ils sont de vrais Français. Si mon conjoint et moi remontons à la génération de nos grands-parents, tous mes ancêtres sont français, alors que de son côté, il n’a qu’un aïeul qui l’est. Mais c’est à moi qu’on demande toujours d’où je viens [rires]. Proclamer Une famille française était un acte important pour moi.

Pensez-vous que la diversité de votre famille est atypique ?

C’est très lié au fait que je suis née dans une ville portuaire. Ma mère, née à Dunkerque, et mon père qui y est arrivé à 15 ans, ont toujours eu des amis qui venaient de partout. C’est ce Dunkerque-là que je connais. Celui des bars antillais créés dans les années 1950-1960, des amourettes entre les Dunkerquoises et ces navigateurs venus de Somalie ou du Vietnam. J’ai grandi là-dedans, et cela m’a convaincue que je n’étais pas moins française qu’une autre. Ces histoires ne sont pas connues alors qu’elles donnent une autre image de ce qu’est ce pays et permettent de comprendre que la migration n’est pas un phénomène récent.

Quel est le propos politique de votre livre ?

Aujourd’hui, nous sommes pris entre deux discours. L’un parle de « grand remplacement », de racines chrétiennes, et me paraît ridicule. L’autre, que je prends très au sérieux, c’est le discours des militants antiracistes qui dénoncent le racisme politique. Je ne suis pas d’accord avec eux, mais j’échange avec eux. Les condamner n’est pas une priorité dans la France d’aujourd’hui, et je m’y refuse. Le problème, ce n’est pas le discours des militants antiracistes, mais le contrôle au faciès, les discriminations. Mon point de vue est de refuser toutes les assignations. Il y a une difficulté à ce que des catégories qui sont au départ des catégories d’oppression deviennent des catégories d’émancipation. Pour autant, je me dis facilement noire. C’est un paradoxe. Mais je considère que personne n’a à me dire si j’ai le droit de le faire, et je ne donne de gages d’authenticité à personne. Je n’ai pas envie d’être enfermée dans le panafricanisme, mais ce courant nourrit des discussions politiques importantes à observer et à entendre. Au final, je prends le risque de me faire taper des deux côtés. Mais la galaxie antiraciste n’est pas monolithique. Ce livre est ma contribution.

DR

Une famille française. Des Antilles à Dunkerque en passant par l’Algérie, d’Audrey Célestine, éd. Textuel/Petite encyclopédie critique, 160 pages, 15,90 euros.