Séance au Parlement européen, le 4 juillet. / VINCENT KESSLER / REUTERS

L’Europe s’apprête-t-elle à « casser Internet » ? Doit-on dire adieu à « tout ce qui est pur et bon » sur les réseaux ? Le Web « tel que nous le connaissons » va-t-il disparaître ? La directive sur le droit d’auteur, que s’apprête à examiner ce jeudi le Parlement européen en séance plénière, a en tout cas suscité de très vives réactions.

Ce texte, présenté initialement par la Commission européenne en 2016, vise à rénover la loi européenne en matière de droits d’auteur, qui date d’une époque où le Web n’en était qu’à ses balbutiements. Son utilisation s’est largement démocratisée depuis, et il est aujourd’hui dominé par de grandes plateformes comme Facebook, Google ou YouTube. Ces dernières recensent, hébergent et mettent en valeur des contenus créés par d’autres : les vidéos d’un créateur sur YouTube, les contenus d’un utilisateur sur Facebook ou un article de presse indexé dans Google.

Cette prédominance est très contestée, particulièrement par les ayants droit (éditeurs de presse et maisons de disque pour la musique essentiellement). Selon eux, ces plateformes se sont notamment développées grâce à leurs contenus, et ce sans les rémunérer suffisamment, voire en abritant illégalement des contenus protégés par le droit d’auteur.

La loi européenne, et française, prévoit déjà ce cas de figure : lorsqu’un contenu sous droit d’auteur est publié illégalement par un utilisateur, c’est ce dernier qui est responsable. L’hébergeur, lui, ne le devient que lorsqu’il ne le supprime pas alors qu’il a été averti de la présence d’un contenu litigieux : cela vaut pour les problématiques de droit d’auteur mais également, par exemple, pour les contenus racistes. Cette responsabilité limitée a permis aux start-up, devenus géants du Web, de se développer sans obligations trop importantes et laissait aux autorités, notamment la justice, la possibilité de déterminer le cas échéant si des droits d’auteur avaient été bafoués.

Des accords avec les ayants droit ou du filtrage

La directive veut modifier, à la marge, cet équilibre pour les contenus sous droit d’auteur, comme la musique, les images ou la vidéo. Elle obligera toutes les plateformes en ligne (réseau social, service de vidéo en ligne…) à nouer des accords avec les ayants droit. Ces accords permettront de couvrir les cas où les utilisateurs postent des contenus protégés par le droit d’auteur sans accord ou autorisation.

Faute d’entente entre les plateformes en ligne et les ayants droit, les premières devront mettre en place un système technique pour empêcher la mise en ligne d’œuvres couvertes par le droit d’auteur. L’activité de leurs utilisateurs sera examinée afin d’empêcher qu’ils ne postent une photo ou une chanson dont ils ne disposeraient pas des droits.

Ce dispositif vise explicitement les GAFA. Pour les défenseurs de la directive, cela permettra aux auteurs de forcer la main à ces grandes plateformes.

Il existe cependant déjà des mécanismes similaires. En mars, la Sacem a ainsi signé un accord avec Facebook. Google a supprimé plus de 3,5 milliards de pages Web renvoyant vers des contenus piratés depuis 2011. Enfin, le filtrage d’œuvre sous droit d’auteur est déjà à l’œuvre sur la principale plateforme de vidéo en ligne. Google a mis en place, sur YouTube, un dispositif appelé Content ID, qui permet de repérer automatiquement, au moyen d’empreintes cryptographiques, les chansons et vidéos protégées par le droit d’auteur.

Pourquoi cela suscite-t-il des inquiétudes ?

L’entrée de ces dispositifs dans le droit européen a suscité de très vives critiques. Certains craignent que ce filtrage a priori des contenus se transforme en mécanisme de censure privée. « Les Etats devraient s’abstenir de mettre en place des lois nécessitant la surveillance proactive ou le filtrage des contenus, qui est en porte-à-faux avec le droit à la vie privée et se transformera probablement en censure », a ainsi taclé David Kaye, le rapporteur spécial de l’ONU sur la liberté d’opinion et d’expression, dans un avis sur le projet de directive. Les mécanismes automatiques de filtrage, comme le montre l’expérience de ContentID, en demi-teinte, pourraient peiner à distinguer les violations claires du droit d’auteur et les multiples exceptions (détournement, montage…) qui sont parfaitement légales.

Certains ont même dit craindre la fin des « mèmes » ces images retouchées et détournées à l’infini qui font florès sur Internet. La version de la directive issue du Parlement européen tente de tenir compte de ces limites et indique que « les œuvres non-contrevenantes doivent rester disponibles » tout en prévoyant un mécanisme d’appel pour les internautes qui estiment avoir été censurés à tort.

D’autres redoutent que ce système de filtre conduise toutes les entreprises d’Internet à scruter ce que postent leurs utilisateurs. Ce risque d’une surveillance a notamment été pointé par une étude du prestigieux institut Max Planck, l’équivalent allemand du CNRS. « Obliger certaines plateformes à déployer des technologies qui filtrent les données de leurs utilisateurs avant qu’ils ne postent est contraire [au droit européen] ainsi qu’à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne » tacle-t-il dans son rapport.

L’article 11 de la directive prévoit d’imposer aux Etats-membres d’adopter une loi pour que les plateformes numériques rémunèrent les organismes de presse lorsqu’elles utilisent leurs contenus

Les eurodéputés ont très légèrement remanié la copie de la commission européenne et précisé que tout système de filtrage devrait « parvenir à un équilibre entre les droits fondamentaux des utilisateurs et des ayants droit » ainsi que « ne pas requérir l’identification individuelle des utilisateurs ni le traitement de leurs données personnelles ». Dans un avis rendu sur la version du Parlement de la directive, l’autorité de protection des données personnelles de l’Union européenne, tout en écartant (de peu) le risque d’une « surveillance généralisée », a pointé qu’il serait difficile pour un système de filtrage de ne pas traiter de données personnelles.

La directive a aussi suscité les critiques de certains opposants qui ont noté que ces technologies de filtrage, complexes et coûteuses, ne seraient à la portée que des principales plateformes numériques, pénalisant les plus petites. « Loin d’affecter les grandes plateformes américaines, qui peuvent largement se permettre le coût de la conformité, le fardeau de l’article 13 va être supporté en majorité par leurs rivaux, y compris les jeunes pousses européennes et les PME », ont ainsi écrit dans une lettre ouverte plusieurs intellectuels de premier plan, dont les inventeurs de l’Internet, du Web et de Wikipédia.

Une « taxe » sur les liens de presse

Un autre article de la directive suscite également une vive polémique. L’article 11 de la directive prévoit d’imposer aux Etats-membres d’adopter une loi pour que les plateformes numériques rémunèrent les organismes de presse lorsqu’elles utilisent leurs contenus, par exemple sous forme de liens vers des articles.

La version de la directive issue du parlement précise qu’un simple lien, sans extrait complémentaire, n’est pas concerné par cette rémunération et qu’elle ne « saurait empêcher l’utilisation légitime privée et non commerciale des publications de presse par les utilisateurs individuels ».

Dans la mire de la directive figure Google News, que les éditeurs de presse accusent régulièrement d’utiliser leurs articles (texte, photo). De son côté, Google rappelle souvent qu’il est, par le biais de cet outil, pourvoyeur de visiteurs sur les sites des journaux qu’il référence.

Pourquoi cela suscite-t-il des inquiétudes ?

Comme pour le système de filtrage automatique, certains craignent que seules les gros acteurs déjà installés, comme les GAFA, puissent prendre part à un système complexe de rémunération basé sur les liens.

D’autres voient un danger pour les libertés, soulignant le risque de voir la circulation de l’information se ralentir si les liens vers des contenus de presse se voient taxés. C’est le cas de plus de 200 universitaires spécialisés : dans une lettre ouverte ils estiment que « cette proposition va certainement contrarier le libre flot de l’information, d’une importance vitale pour la démocratie, (…) nuire aux journalistes [et] exacerber les asymétries de pouvoirs sur le marché des médias qui souffrent déjà d’une forte concentration dans beaucoup d’Etats membres. »

Plus fondamentalement, certains ont agité le spectre d’une mise en péril du lien hypertexte en lui-même, consubstantiel au Web. D’autres ont noté que les pays où avait été expérimentée une telle taxe en avaient souligné le manque d’efficacité. Dans un rapport, le parlement européen a ainsi noté « les effets plutôt incertains » de ce droit, sur la base de l’analyse des cas de l’Espagne et de l’Allemagne, qui l’ont déjà expérimenté.

Le Parlement décidera jeudi 5 juillet s’il accepte la version de la commission des affaires juridiques. Le texte fera ensuite l’objet d’une discussion entre les Etats membres, la Commission européenne et le Parlement. Dans un troisième temps et une fois la directive adoptée, les premiers devront transcrire cette directive dans leur droit national.