Emmanuel Macron lors de sa rencontre avec les Bleus à Clairefontaine (Yvelines), le 5 juin. / FRANCK FIFE/AFP

C’est devenu une tradition républicaine. Avant chaque Coupe du monde ou championnat d’Europe, le chef de l’Etat vient déjeuner avec les joueurs de l’équipe de France de football au château de Montjoye, à Clairefontaine (Yvelines), son quartier général. Emmanuel Macron s’y est d’ailleurs rendu mardi 5 juin pour présenter ses vœux de réussite au sélectionneur Didier Deschamps et à ses protégés avant leur départ pour la Russie. Et il était attendu à Saint-Pétersbourg, mardi 10 juillet, pour assister à la demi-finale entre la France et la Belgique.

Contrairement à Jean-Luc Mélenchon, qui s’est réjoui de l’élimination de l’Allemagne (« joie pure », a tweeté le leader de La France insoumise), tenante du titre, dès le premier tour, M. Macron s’est bien gardé de faire le moindre commentaire depuis l’ouverture de la Coupe du monde russe. S’il éprouve une passion débordante pour le ballon rond, à l’instar de Nicolas Sarkozy et François Hollande, le chef de l’Etat fait toutefois le même constat que ses prédécesseurs : les Bleus sont bel et bien devenus un objet politique, chargé de symboles, qu’aucun président digne de ce nom ne doit négliger. Bien au contraire.

« Un thème qui est aussi important pour tant de monde, un politique ne peut pas passer à côté »

« L’équipe de France est un symbole qui touche beaucoup de couches de la société. Un thème qui est aussi important pour tant de monde, un politique ne peut pas passer à côté, estime le sociologue Albrecht Sonntag, professeur à l’Essca, l’Ecole supérieure des sciences commerciales d’Angers. Le surinvestissement symbolique, cette charge de représentation de la nation par une équipe de football, est consubstantiel au football. Dans le cas des Bleus, c’est surtout la victoire au Mondial 1998 qui a provoqué une explosion d’interprétations et de surinterprétations de ce qu’ils représentent. Cette équipe est devenue une illustration, accessible au monde entier, de ce qu’être français veut dire. »

« Reflet de l’histoire de l’immigration »

C’est le triomphe de 1998 et la construction médiatique du mythe « black, blanc, beur » qui a amorcé un phénomène de « politisation » autour des Tricolores. Un constat que partage le champion du monde Lilian Thuram, recordman du nombre de sélections (142). « Les responsables politiques se penchaient moins sur l’équipe de France avant notre victoire. C’est normal, car le foot n’avait pas la même place qu’aujourd’hui dans la société française, assure l’ex-défenseur. Mais le foot a toujours été politique. L’équipe de France a toujours été le reflet de l’histoire de l’immigration française : Kopa, Platini, Zidane. Sauf qu’avant 1998, la société le voyait-elle, en discutait-elle ? »

« Après 1998, les Bleus deviennent un lieu central pour penser les questions interculturelles »

Pour l’historien Yvan Gastaut, maître de conférences à l’université Sophia-Antipolis de Nice, « la victoire de 1998 a fait rentrer le foot dans la vie publique, les hommes politiques français ». « C’est l’un des événements qui dépassent le cadre sportif en tant que tel, développe-t-il. Après 1998, les Bleus deviennent une caisse de résonance, un lieu central pour penser les questions interculturelles. Depuis, on est dans une constante évocation du lien de la France à sa diversité, que l’équipe de France devrait endosser. On peut tout faire dire au football : une victoire et c’est l’intégration réussie ; une défaite et c’est l’absence de liant, le communautarisme montant. »

Avant le sacre de 1998, les Tricolores avaient pourtant déjà fait l’objet d’une forme de récupération idéologique. C’est Jean-Marie Le Pen, en plein championnat d’Europe 1996, qui est le premier à « politiser » le débat autour des Bleus. Le leader du Front national allume une mèche en jugeant « artificiel que l’on fasse venir des joueurs de l’étranger en les baptisant “équipe de France” ». Vingt ans plus tard, sa fille Marine reproche à l’attaquant Karim Benzema, écarté des Bleus après sa mise en examen dans l’affaire dite de la « sextape », de ne pas chanter La Marseillaise et d’afficher « son mépris de toute forme de patriotisme ». Dans un autre registre, l’essayiste Alain Finkielkraut avait fustigé, lors des révoltes des banlieues de 2005, dans un entretien au journal israélien Haaretz, cette équipe de France « black-black-black », « ce qui en fait la risée de toute l’Europe ».

« Une responsabilité qui les dépasse »

« L’équipe de France, à son corps défendant, est devenue une sorte de caisse de résonance des questionnements identitaires, analyse François Hollande. On ne peut pas demander à des joueurs, tournés vers la victoire et la compétition, d’endosser une responsabilité qui les dépasse. » L’ancien président estime que cette « politisation » du football est observable dans d’autres pays, soulignant « les polémiques en Allemagne avec les joueurs d’origine turque ». « Comment sortir de ce piège, car cela en est un, pour les joueurs comme pour la société française ? Je pense que le mieux est que les politiques ne se mêlent pas des affaires de l’équipe de France », considère-t-il.

Pourtant, ces vingt dernières années, plusieurs épisodes attestent d’une ingérence des responsables politiques, légitime ou non, dans les affaires de la sélection. Sifflets lors de La Marseillaise à l’occasion du match amical France-Algérie en 2001, double faute de main de Thierry Henry contre l’Irlande en 2009, affaire des quotas ethniques en 2011 : ces événements ont poussé la classe politique à réagir, à commenter, à se placer sur le terrain de la morale, aussi.

« Le football est représentatif des maux de la société : le fric, la déshumanisation, l’individualisme »

En la matière, un pic est atteint à l’été 2010, après le scandale de la grève du bus de Knysna, lors du Mondial sud-africain. Sous la présidence de Nicolas Sarkozy, ce fiasco des Bleus se transforme en affaire d’Etat, et la ministre de la santé et des sports, Roselyne Bachelot, critique cette « équipe de France où des caïds immatures commandent à des gamins apeurés ». Aujourd’hui, l’ex-membre du gouvernement Fillon précise le sens de sa formule et ne renie rien. « L’équipe de France est le symbole des péchés, mais le mot est trop fort, de la société telle qu’elle est. Elle offre une forme de loupe, de diagnostic global de la société, explique-t-elle. Le football est représentatif des maux de la société : le fric, la déshumanisation, l’individualisme, une forme d’errance chez ces petits gosses de banlieue complètement coupés de leurs racines et jetés très jeune dans un monde de fric. »

« Respecter les institutions »

En 2016, la mise en examen de Karim Benzema dans l’affaire de la « sextape » amène également les politiques à intervenir. Le premier ministre, Manuel Valls, et Patrick Kanner, ministre de la ville, de la jeunesse et des sports, s’opposent alors à un retour du joueur en équipe de France dans la perspective de l’Euro, organisé dans l’Hexagone. François Hollande rappelle son gouvernement à l’ordre et « trace une ligne claire » : « Ce sont les affaires du sélectionneur, de la Fédération française de football. » « On voulait appliquer au football les mêmes règles que pour un gouvernement. C’est absurde, se souvient l’ex-chef de l’Etat. Il se trouve que Deschamps n’a pas sélectionné Benzema. Mais il ne l’a pas fait pour des raisons politiques. Il n’y a pas de règle qui voudrait qu’un joueur mis en examen ne puisse pas évoluer en équipe de France. Il faut respecter les institutions du football si on veut que le football respecte les institutions de la République. »

Le 13 novembre 2015, les attentats commis par l’organisation Etat islamique aux abords du Stade de France, lors d’un match amical France-Allemagne, renvoient cruellement à la dimension politique prise par les Bleus. « Les terroristes voulaient sans doute que le match soit interrompu et que la panique s’installe, explique François Hollande. Mais ils voulaient surtout s’attaquer à la France à travers son équipe. » Une sélection à la croisée de toutes les interprétations symboliques. Bien malgré elle.