Lilian Thuram porté en triomphe par ses coéquipiers après la victoire face à la Croatie le 8 juillet 1998. / THOMAS COEX / AFP

« Les deux inspirations d’un buteur improvisé et providentiel. » Vingt ans plus tard, Lilian Thuram esquisse un large sourire quand on lui rappelle le titre du Monde daté du 10 juillet 1998. Pour le recordman du nombre de sélections en équipe de France (cent quarante-deux de 1994 à 2008), cette formule résume assez bien son improbable doublé inscrit en cette chaude soirée du 8 juillet 1998, contre la Croatie, au Stade de France, en demi-finales de la Coupe du monde. Un exploit qui permit à la bande à Zidane, menée au score (1-0), de renverser (2-1) Davor Suker et consorts, et de s’ouvrir les portes de la finale du 12 juillet face au Brésil, avec la suite que l’on connaît.

« La probabilité que ce soit moi qui marque était… impossible, s’esclaffe-t-il aujourd’hui. C’est ce qui a marqué les gens : ils comprennent totalement que je ne comprends pas moi-même ce qu’il se passe. Si on me l’avait dit avant, j’aurais rigolé, j’aurais dit : “C’est une blague.” » Défenseur central de métier à Parme, décalé sur l’aile droite par un Aimé Jacquet soucieux de conserver sa très complémentaire charnière Blanc-Desailly, le Guadeloupéen aura donc attendu sa 38e sélection et l’âge de 26 ans pour ouvrir son compteur but avec les Bleus. Il ne marquera plus jusqu’au terme de sa carrière internationale, après le fiasco des Tricolores de Raymond Domenech, éliminés au premier tour de l’Euro 2008.

« Le jour où je vais mourir, j’espère dans longtemps, on va dire “c’est M. Thuram, il a marqué deux buts contre la Croatie…” », dit l’ex-joueur de 46 ans, passé par Monaco, la Juventus Turin et le FC Barcelone. De cette folle soirée du 8 juillet 1998, il garde en mémoire une myriade d’images un peu floues. « Je me souviens la mise en garde d’Aimé à la mi-temps, raconte-t-il. Il nous dit : “Vous voulez perdre ? Continuez comme ça, vous allez perdre.” Il sent alors que la peur s’installe parmi nous. Lorsque vous êtes proche de votre objectif, vous vous freinez de façon inconsciente. C’était un match piège. »

« Ce match, il n’est pas pour vous »

A la pause, le Croate Mario Stanic, son partenaire parmesan, se tourne vers lui et lui assène : « Ce match, il est pour nous. » « Et moi je lui réponds : “Ce match, il n’est pas pour vous.” », narre Thuram, encore remonté. Pour sa première participation à une Coupe du monde, la Croatie fait forte impression. Sans complexe, les joueurs au maillot à damier donnent du fil à retordre aux Bleus. Dès le retour des vestiaires, les protégés du très francophile (il a entraîné Nantes de 1988 à 1991) sélectionneur Miroslav Blazevic ouvrent la marque grâce à leur buteur Davor Suker (46e minute). Lancé en profondeur, l’attaquant du Real Madrid est alors couvert d’une position de hors jeu par… Lilian Thuram.

« Sur le moment, il y a but et vous ne savez pas si vous couvrez ou pas, s’il y a eu erreur de placement. Il n’y a qu’à la télé, avec le ralenti, qu’on le voit. Tout d’un coup, c’est comme un rêve qui s’échappe, se souvient le fautif. C’est comme si vous aviez travaillé toute votre vie et qu’il y a quelque chose qui va vous échapper. La phrase de Stanic me revient, Mais ce n’est pas possible. Cela ne lui appartient pas, cela m’appartient. »

Sur l’engagement des Tricolores, Thuram est dans un autre monde. Il part à l’assaut, récupère un ballon dans les pieds de Zvonimir Boban, le donne à Youri Djorkaeff, qui lui remet entre deux défenseurs dans la surface croate : le Guadeloupéen se jette et bat le gardien Drazen Ladic du plat du pied (47e minute). La caméra de TF1 a à peine suivi l’action que Thierry Roland et Jean-Michel Larqué s’égosillent au micro et célèbrent « l’égaaaaaaaalisation » de « Tutu ». « En règle générale, je ne dois pas monter et frapper. Je ne dois pas être dans cette zone. L’action, je ne la vois pas trop, je ne m’en souviens pas, glousse l’intéressé. On remet les compteurs à zéro. Je n’ai pas de réaction sur le coup. »

Englouti par ses coéquipiers extatiques, l’arrière-droit est ovationné par le public de Saint-Denis. En tribune, les supporteurs français se frottent les yeux : l’identité du buteur interpelle. Ce n’est pourtant qu’un début… Vingt-trois minutes plus tard, le numéro 15 des Bleus remet le couvert. Après un relais manqué avec Thierry Henry, Thuram éjecte de l’épaule Robert Jarni et décoche, du coin de la surface de réparation, une frappe enroulée du pied gauche. Le rebond trompe Drazic, et le défenseur passe à la postérité en s’agenouillant, un doigt sur la bouche, la main sous le menton, le regard perplexe. Le cliché fait le tour du monde.

« Je ne sais pas tirer du pied gauche »

« Cela n’a pas de sens que je frappe du gauche, se gausse Thuram. C’est complètement instinctif. Si jamais j’avais réfléchi un seul instant, j’aurais fait une passe… Je ne sais pas tirer du pied gauche, alors que, quand on me voit tirer, on a l’impression que je le fais souvent. On ne sait pas pourquoi ça arrive mais ça marche. »

Marcel Desailly se penche alors vers lui : « Mais qu’est-ce que tu fais, Lilian ? » « Bah, j’en sais rien », répond son partenaire, groggy. « Je reprends vie après coup. J’ai conscience de ce qu’il se passe quand l’arbitre siffle. Sans la télévision, je n’aurais pas su ce qu’il s’était passé pendant tout un laps du match », dit le quadragénaire.

Improbable héros d’une demi-finale un zeste baroque, Thuram éclipse totalement le carton rouge écopé par son partenaire Laurent Blanc, privé de finale pour un « soufflet » administré à Slaven Bilic, dont les talents de comédien sautent aux yeux. « A partir du moment où il a pris rouge, il a pris rouge. Cela veut dire qu’il y aura quelqu’un d’autre [Frank Leboeuf] au prochain match et il faudra être performant avec cette personne. Il faut être pragmatique, considère a posteriori Thuram. Si vous vous demandez “comment on va faire ?”, cela va fragiliser le joueur qui arrive. »

Au coup de sifflet final, l’arrière-droit est porté en triomphe par Bernard Lama, le gardien remplaçant. Mais c’est un moment plus intime que Thuram garde surtout en mémoire : « Je me revois, après le match, dans ma chambre, à Clairefontaine [le QG des Bleus, dans les Yvelines]. Les pieds au mur, en train de récupérer, d’écouter de la musique. En train de rigoler. C’était juste surréaliste. J’ai bien dormi après ce match. Mais j’ai mis du temps à trouver le sommeil car je savourais. »

« Les journalistes voulaient me faire passer pour un super-héros »

Au lendemain du match, Thuram doit assumer son nouveau statut lors d’une conférence de presse animée. « D’habitude, les conférences de presse avaient lieu sous une tente. Là, c’était à l’amphithéâtre. J’étais mort de rire car tous les journalistes voulaient me faire passer pour un super-héros, se remémore-t-il. Je me demandais : “Ça veut dire quoi votre histoire ?” Si on avait perdu 1-0, je serais tout d’un coup devenu une catastrophe et cela aurait été injuste de dire que c’était à cause de moi. Parfois, il y a un manque d’équilibre. »

Cet ébouriffant France-Croatie sert de tremplin à Thuram et à ses partenaires dans l’optique de la finale face au Brésil de Ronaldo. « Paradoxalement, la finale [remportée 3-0 par les Bleus] était le match le plus facile. Toutes les planètes sont alors alignées. Vous êtes dans votre pays, devant votre famille, vos amis d’enfance. On se sentait prêts avant le début du Mondial, rappelle l’ex-défenseur. Je me souviens de la journée qui nous a emmenés” au stade. Quand j’ai vu les Brésiliens entrer sur la pelouse en se tenant la main, je savais qu’ils n’avaient aucune chance de gagner. Ce n’était pas possible. On était plus nombreux. Nous étions des millions. Nous étions portés. »

Pour Thuram, son exploit du 8 juillet 1998 « a quelque chose de collectif, de patrimonial ». Dans la rue, l’icône est fréquemment abordée par des badauds. Et, vingt ans après, il est toujours et encore question de son improbable doublé contre la Croatie.