Christopher Froome, Luke Rowe (à gauche) et leurs coéquipiers de la Sky, à l’entraînement, le 6 juillet, près de Saint-Mars-la-Réorthe (Vendée). / PHILIPPE LOPEZ / AFP

Brian Holm a bien tenté de nous raisonner, sec comme sa barbe grisonnante et bien taillée : « Pour moi, c’est un débat stupide. » Le directeur sportif de Quick-Step met des mocassins lie-de-vin à boucle dorée quand le soleil fait fondre la Vendée, et ne jure que par « Maître Jacques », au motif qu’Anquetil était l’homme le plus classe du monde – le sien au moins. Comprenez donc que la réduction de neuf à huit coureurs par équipes laisse froid son cœur de Danois. Parce qu’il est poli, il s’est expliqué :

« Jusqu’à présent, je n’ai vu aucun changement. Mais je peux vous promettre que c’est dur pour les coureurs, dont un de plus reste à la maison. J’imagine que ceux qui ont voulu ce changement ont vu des différences en course… Pas moi. Mais bon, il faut rester ouvert et essayer quelque chose, ça ne fait de mal à personne. »

Le passage aux équipes de huit coureurs s’est fait sous l’impulsion des organisateurs du Tour de France, persuadés que dans le vélo, moins on est de fous, plus on rit. Après un Tour 2016 souvent soporifique, le directeur de l’épreuve, Christian Prudhomme, avait publiquement réclamé ce changement.

Officiellement, un besoin de plus de sécurité...

Il a fallu ferrailler contre les équipes les plus puissantes, celles qui avaient le plus à y perdre. Soudain, les grands patrons qui traitent à longueur d’année comme des bouche-trous le lumpenprolétariat du peloton, payé au minimum syndical (38 115 euros annuels au plus haut niveau), ont emprunté casquettes et mégaphones à la CGT et tonné contre les insupportables pertes d’emplois qui s’ensuivraient. Dans les réunions des gens qui font le vélo, c’était comme si l’Etat venait de fermer les chantiers de Saint-Nazaire. Puis, c’est comme partout : la réforme est passée.

Depuis janvier, le cyclisme s’est habitué à vivre avec moins de coureurs. Huit sur les grands tours, sept partout ailleurs. La cure d’amaigrissement dans les équipes a été moins violente qu’annoncée. Quant aux changements réels, personne n’est vraiment convaincu. Certains estiment qu’il faudrait passer à sept, voire six coureurs par équipes, pour offrir des courses plus ouvertes. Le directeur sportif de Cofidis, Roberto Damiani, s’insurge à la suggestion : « Si vous voulez, on peut ne pas venir du tout ? »

« On a présenté ça comme une nouvelle ère, s’amuse Damiani. Mais non. » Il est vrai que la dernière fois que le Tour s’était élancé à huit par équipes, on portait des maillots en laine et les « boyaux » à l’épaule. C’était en 1939. Après une longue période de laisser-aller, l’UCI avait imposé en 1987 un quota de neuf coureurs par équipes.

« Les chutes dépendent [du comportement] des coureurs, pas de leur nombre. Qu’on soit 180 ou 230, ça ne change rien »

Le passage à huit a officiellement été justifié par un besoin de plus de sécurité, ce qui fait rire tout le monde dans le peloton. Samedi, pour la première étape du Tour, le mobilier urbain fourni a fait tomber les coureurs comme des quilles. « Les chutes dépendent [du comportement] des coureurs, pas de leur nombre. Qu’on soit 180 ou 230, ça ne change rien », tranche le triple champion du monde Peter Sagan.

Le vrai fondement était bien sûr ailleurs : « Les raisons de sécurité, c’est le truc le plus con que j’aie entendu de ma vie », rigole Brian Holm. Il décrypte : « Comme vous l’imaginez, Sky n’a pas trop d’amis dans le peloton, personne n’aime vraiment Chris Froome. Les gens détestent tellement Sky qu’ils ont voulu faire quelque chose pour les amoindrir. Donc ils leur ont enlevé un coureur. »

De fait, Christian Prudhomme n’a jamais vraiment caché qu’il s’agissait de desserrer l’étau de l’équipe britannique, dont les poches sans fond lui permettent de recruter les plus grands espoirs du sport pour leur faire porter des bidons. Sauf que le Tour 2017 a déjà été l’occasion de se rendre compte à quel point le passage à huit perturbait la Sky. Au bout d’une semaine, les pluies torrentielles dans l’étape du Jura mettait hors jeu Geraint Thomas, le meilleur équipier de Froome. Et personne n’a vu la différence.

« Si vous avez une équipe surpuissante comme Sky, ça ne change rien dans la défense du maillot, confirme le manageur d’AG2R, Vincent Lavenu. Mais si votre équipe est plus faible, ça peut jouer. Tenir le maillot jaune nécessite d’avoir une équipe très, très solide, et un élément de moins peut apporter un peu plus d’incertitude. »

A huit, les coureurs qui savent à la fois protéger un leader sur le plat et en montagne seront encore plus importants. Ces équipiers polyvalents, de véritables 4×4, sont aussi les plus chers. Et sans surprise, les meilleurs sont chez Sky : Gianni Moscon, Michal Kwiatkowski, Geraint Thomas. Et si la réduction du nombre de coureurs avantageait un peu plus les grosses équipes ?

Sélection plus stratégique

Cette année, le parcours du Tour a rendu la sélection des équipiers plus stratégique encore. Pour accompagner un leader de Noirmoutier à Paris, il faut de gros rouleurs pour le contre-la-montre par équipes, des armoires à glace pour dix jours dans la plaine et les pavés, des poids légers pour une orgie de montagne ensuite. Et tout cela en double exemplaire, dans l’éventualité d’un abandon précoce. Il reste peu de places pour les sprinteurs, et rares sont les équipes à jouer réellement sur plusieurs tableaux.

« On ne peut plus faire de paris dans le choix des coureurs », résume le directeur sportif de Rigoberto Uran, l’Anglais Charly Wegelius. Et c’est la même chose en course : selon Wegelius, le passage à huit coureurs pouvait avoir tendance à favoriser des scénarios de course plus figés, au moins dans la première semaine. « On a déjà essayé d’enlever les oreillettes pour créer de l’incertitude. En fin de compte, les équipes se sont mises à rouler sur les échappées plus tôt pour faire en sorte que cette incertitude n’arrive jamais. Cela engendre des approches trop conservatrices. »

Brian Holm acquiesce : comme d’habitude, Quick-Step roulera derrière les échappées pour favoriser son sprinteur Fernando Gaviria, premier maillot jaune cette année, et tant pis pour ceux que cela chagrine. « Si on n’arrive pas à reprendre une échappée, les gens diront que c’est grâce aux équipes à huit. Mais ce ne sera pas ça. Ce sera parce que les motos de la télévision abritent trop les échappées en restant devant elles. » Un chouette sujet de « débat stupide » pour notre prochaine rencontre avec le directeur sportif aux mocassins lie-de-vin.