Au Bar’ouf, dans le centre-ville de Mouscron (Belgique), mardi 10 juillet. / COLIN DELFOSSE POUR "LE MONDE"

Ce n’était pas ce soir qu’ils réussiraient à « empêcher les Français de [les] chambrer pendant vingt ans ». Lorsque, dans les dernières minutes de France-Belgique (1-0), il est devenu évident que les Diables rouges ne reviendraient pas au score, les supporteurs noir, jaune et rouge de la fan-zone de Mouscron, ville wallonne frontalière de Tourcoing, se sont pris la tête dans les mains. Certains sont tombés dans les bras de leur voisin. D’autres ont fondu en larmes.

« Pour moi aucune équipe n’a gagné, c’est la Belgique qui a perdu »

Les regards vagues et impuissants ont mis du temps à accepter cette défaite. « Pour moi aucune équipe n’a gagné, c’est la Belgique qui a perdu », écarte dans une formule sublime Sébastien Denys, un étudiant en marketing de 24 ans emmitouflé de son drapeau belge. Non sans souhaiter « Bonne merde à la France ». Si une fierté revient, c’est au moins celle de ne pas avoir été ridicule face à ce voisin français obsédant et intimidant, dont les Mouscronnois n’ont cessé de craindre les provocations d’avant ou d’après-match.

Pendant quatre-vingt-dix minutes, l’amitié franco-belge s’est résumée à une compétition d’ego étouffante. Olivier, professionnel de l’alimentation de 40 ans, l’expliquait tout de go durant le match, au cœur d’un fan-zone entièrement aux couleurs noire, jaune et rouge : « Hors de question que je supporte la France en finale. Il y a de la rivalité. Ça se chambre. Et puis faut laisser la place aux autres, c’est aux Belges de gagner ! » Luca Ciot, étudiant de 20 ans bière à la main, reconnaît la dimension symbolique de cette rencontre : « Ça fait un peu bizarre [d’affronter la France], l’enjeu n’est pas que sportif : les Français ce sont les voisins, les grands frères, ils ont une Coupe du monde, et pas nous. C’est un derby. On veut leur montrer qu’on est là. »

« Une des dernières choses qui nous unit »

De victoire belge, il n’y aura donc pas eu, si ce n’est dans l’après-match. Après un final tendu, qui a vu Mbappé copieusement sifflé pour sa manière de gagner du temps dans les arrêts de jeu, il y eut au moins cette réaction d’orgueil là : faire la fête, fut-elle amère, dans cette ville de près de 60 000 habitants réputée dans toute la Belgique pour la longueur de ses nuits. Une manière, aussi, de célébrer la parenthèse enchantée de la Coupe du monde, durant laquelle le royaume s’est vu porté par un sentiment d’identité nationale aussi fort que rare. « On peut aller n’importe où en Belgique, tout le monde soutiendra les Diables rouges. C’est l’une des dernières choses qui nous unit », vibre Julien Daxhelet, étudiant en kinésithérapie, les yeux émus à l’évocation de Bye bye Belgium, une émission canular de la RTBF, en 2006, qui annonçait l’indépendance de la Flandre, dont il parle encore avec effroi. Même si, reconnaît-il, il se sent finalement plus proche des Lillois, « des ch’tis, des corons, comme nous », que des habitants de Courtrai, ville flamande située à seulement vingt minutes en voiture.

« Il y a des Français qui viennent klaxonner en Belgique. Nous, si on s’était qualifiés, on n’aurait jamais célébré en France »

Complexe relation au voisin français que celle des Mouscronnois. Parfois, la conversation fut entrecoupée de quelques klaxons bleus – mais aussi d’insultes, proférées par des supporteurs français venus célébrer leur victoire en passant la frontière. « Ça nous fait très mal de perdre contre les frontaliers, admet la gorge serrée Olivier Huyzentruyt, 21 ans, en formation pour devenir professeur des écoles. Il y a des Français qui viennent klaxonner en Belgique. Nous, si on s’était qualifiés, on n’aurait jamais célébré en France. C’est provoquer », regrette-t-il. A peine 500 mètres séparent la Canonnerie, le quartier où fut retransmis le match sur écran géant, de la frontière française, et la circulation y est d’habitude continue dans un sens et dans l’autre.

De peur des débordements, les 10 000 Français de Mouscron avaient été exceptionnellement invités à se montrer très discrets. « Si vous souhaitez supporter nos proches voisins, nous vous informons que diverses fan-zones aux couleurs des Bleus seront mises en place au Zénith de Lille, sur la Grand-Place de Roubaix, au Chagnot à Tourcoing », avait ainsi annoncé la police communale en amont de la rencontre. Les supporteurs aux couleurs des Bleus étaient même strictement interdits de fan-zone. « Ce qu’on veut, c’est que ce soit une fête, expliquait dans la matinée au Monde Brigitte Aubert, bourgmestre de Mouscron. On ne connaît pas le résultat à l’avance, on ne sait pas comment les gens vont réagir. C’est la loi du football : on ne mélange pas les supporteurs. »

Des « provocations idiotes »

Le long de la Lys, la rivière qui zigue et qui zague entre les deux pays, plusieurs villes frontalières avaient également opté pour la carte de la sécurité. Le maire de Wervicq-Sud et le bourgmestre de sa ville jumelle Wervik avaient, par exemple, décidé de couper le pont enjambant l’affluant de l’Escaut. A Comines-Warneton, autre bourgade adossée à la frontière, c’est l’habituelle fan-zone qui avait été supprimée, de peur des débordements. « Il vaut mieux prévenir que guérir. S’il se passait quelque chose, on nous le reprocherait », s’était justifié auprès de La Voix du Nord Youro Casier, le bourgmestre de Wervik. La voie automobile reliant la partie française à la partie belge fut bloquée toute la nuit par des barrières et des pavés de béton, la faute à des « provocations idiotes » de supporteurs des Bleus, assure Youro Casier.

Jean-François Thery, tenancier du Bar’ouf, un bar du centre-ville de Mouscron, est lui-même français, mais il avait rangé sa terrasse et arborait fièrement un maillot belge. « C’est juste de la prévention. C’est pour protéger les gens et que chacun passe une bonne soirée », explique-t-il. Jusqu’à présent, Français et Belges avaient célébré ensemble leurs qualifications respectives contre l’Uruguay et le Brésil en quarts de finale. Mais les Mouscronnois gardaient un mauvais souvenir des heurts lors du Belgique-Algérie de la Coupe du monde 2014. Ce qui n’a pas empêché Jean-François Thery d’offrir un shot à ses quelques discrets clients français, cachés au fond de la salle, lorsque Umtiti a marqué.