Il est environ 23 heures au cœur de Londres quand une marée humaine engloutit Tottenham Court Road. Sur l’artère centrale, un bus à étage est bloqué par la foule qui danse et chante à l’unisson « Football is coming home, it’s coming home ! » Ce moment de liesse, déclenché par le tir au but victorieux d’Eric Dier en huitièmes de finale face à la Colombie, se répète à des milliers d’endroits dans le pays, des Cornouailles au Northumberland. Outre les sourires béats et effluves de bières renversées, les fans en délire ont en commun ce refrain « le football rentre à la maison », né vingt-deux ans plus tôt et qui sera sur toutes les lèvres anglaises avant la demi-finale, mercredi (20 heures), face à la Croatie.

En 1996, l’Angleterre reçoit l’Euro, trente ans après avoir remporté la Coupe du monde sur ses terres. Depuis 1966, les inventeurs du « beautiful game » n’ont plus rien gagné. Le fait d’accueillir le deuxième tournoi majeur de son histoire est porteur d’un espoir ancré dans une vague croyance au destin. La Fédération anglaise (FA) doit alors composer avec une image ternie par le hooliganisme et les fréquentes incartades alcoolisées de ses joueurs.

« Broudie était connu pour écrire des chansons d’amour »

Pour redorer le blason de son football, elle souhaite se munir d’un hymne rassembleur et se tourne vers le producteur Rick Blaskey. Dans une interview donnée au quotidien The Guardian, il expliquait la problématique d’alors : « C’était une sale période pour notre football, alors on ne pouvait pas faire une campagne qui disait “on est les meilleurs, on va gagner”. On avait besoin de quelque chose pour remonter le moral des troupes. »

Alors que la musique britpop domine les charts, Blaskey se tourne vers Ian Broudie, leader du groupe The Lightning Seeds, dont le tube The Life of Riley est utilisé par l’émission « Match of the Day ». Le musicien accepte, mais refuse de chanter le morceau seul. Présentateurs de l’émission humoristique « Football Fantasty » sur BBC 2, les comédiens David Baddiel et Frank Skinner sont choisis pour l’épauler. « Ce qui est étrange, c’est qu’il [Broudie] était connu pour écrire des chansons d’amour à la fois douces et amères, se souvient le second, dans un entretien à la BBC. Il disait qu’il ne pensait pas pouvoir écrire sur le football. Alors, nous sommes arrivés et on a écrit une chanson d’amour douce et amère sur l’équipe d’Angleterre. »

« L’Angleterre va encore tout gâcher »

Le texte vise alors à refléter les sentiments prédominants chez les supporteurs de l’époque. Dans le clip du titreThree Lions (comme le surnom de la sélection), le trio incarne ce qui serait la quintessence du fan anglais. La vidéo démarre par une perte de balle et une frappe manquée de la star du moment, Paul Gascoigne. Sur leur canapé, Baddiel et Skinner sont atterrés et agacés du pessimisme des commentateurs. Finalement, l’Angleterre marque. La télé éteinte, Skinner chante « Tout le monde semble connaître le résultat / ils ont déjà vu ça, ils le savent […] / l’Angleterre va encore tout gâcher. »

Pourtant, le trio ne peut s’empêcher d’être positif et se souvient des grands moments des Trois Lions. La chanson cite le tacle de Bobby Moore sur le Brésilien Jairzinho en 1970, le but victorieux de Bobby Charlton lors de la finale de 1966 et la danse du milieu de terrain Nobby Stiles, le trophée dans les mains. Grandes peines et moments de joie sont mis en opposition dans un morceau cousu de frustrations et d’espoirs.

Lors de l’Euro 96, le titre n’est pas un succès immédiat et doit attendre une victoire face au voisin écossais à Wembley pour prendre son envol. La hype est suffisante pour que, deux ans plus tard, le trio sorte une nouvelle version pour la Coupe du monde en France. Les paroles insistent : les fans « y croient toujours », malgré la première image diffusée dans le nouveau clip, celle du tir au but raté d’un certain Gareth Southgate en demi-finale, face à l’Allemagne. La chanson a depuis été retouchée à plusieurs reprises, si bien qu’elle sert depuis les années 1990 de warm up aux pubs bondés du pays avant les matchs de chaque compétition internationale.

« Un mélange d’autodérision et d’optimisme prudent »

Selon Alan Tomlinson, professeur de sociologie à l’université de Brighton, cet usage continuel s’explique par « un mélange d’autodérision et d’optimisme prudent ». Cet été, l’Angleterre s’est rendue en Russie avec le seul Harry Kane comme « top player » et son groupe le plus jeune depuis 1966. Au début du tournoi, les « it’s coming home » n’ont peut-être jamais été aussi ironiques. Et pourtant, face à la Colombie, l’histoire finit par s’inverser lorsque les hommes de Gareth Southgate, devenu sélectionneur, remportent la première série de tirs au but des Trois Lions en Coupe du monde.

Le running gag n’est pas loin de devenir réalité. L’espoir est de retour et pour ne pas porter la poisse, les supporteurs utilisent l’aphorisme populaire « It’s coming home », plutôt que le risqué « nous allons être champions du monde ». Le slogan est même écrit à la craie sur des panneaux à l’entrée de restaurants, tagué sur des murs de briques en bord de voie ferrée, ou même joué au château de Windsor lors de la relève de la garde.

Utilisée tous les deux ans depuis 1996, la longévité de l’hymne s’explique par une proximité culturelle avec les communautés de supporteurs anglais. Egalement membre du Football Collective, groupe d’académiciens spécialistes des questions de football et société, Tomlinson reprend : « La chanson s’inscrit dans une tradition d’autodérision qui remonte au Cambridge Circus, aux Monty Python et à John Cleese. La chanson pose des questions : “Qui sommes-nous ?”, “pourquoi avons-nous des problèmes ?” Mais elle les pose depuis une position culturelle privilégiée. »

« Comme un mantra désespéré »

Cet humour qu’on qualifierait de « très anglais » en France est encore associé à la culture « lad », celle de jeunes mâles au comportement dicté par la testostérone, qui aiment boire beaucoup, rire fort en regardant un match et dont les débordements antisociaux sont excusés par la jeunesse et la masculinité. Une sous-culture dont le sommet remonte aux années 1990 et dont les figures les plus identifiables sont celles des musiciens britpop, les frères Gallagher d’Oasis en tête. Pour beaucoup, il s’agit encore d’une ancre culturelle. « L’Angleterre est à la dérive en termes d’identité, reprend le sociologue. Ce morceau, c’est comme un mantra désespéré, que des jeunes hommes torse nu psalmodient tel un slogan du Brexit, au cours de l’été le plus chaud de ces trente dernières années. »

Toutefois, la sélection et son hymne, joué à chaque but anglais pendant le tournoi, séduit au-delà de la culture lad. Avec l’attaquant Raheem Sterling, né en Jamaïque, le milieu Dele Alli, de père nigérian, ou son compère Jesse Lingard, dont les grands-parents ont émigré depuis l’île de Saint-Vincent, ces Trois Lions présentent un visage multiculturel. Ainsi, c’est presque tout le pays, dans sa diversité, qui joue le jeu et reprend ce qui est simplement une bonne chanson de fan de football. Les paroles le disent : « I know that was then, but it could be again. » Si l’équipe a déjà gagné, cela peut se reproduire. C’est pour se convaincre que le rêve peut devenir réalité que le refrain est répété à l’infini. Comme un mantra.

Thomas Andrei à Londres