Ce fut le principal accord conclu par Uhuru Kenyatta lors de son voyage officiel à La Havane, en mars. Au terme de ses entretiens avec Raul Castro, le président kényan avait annoncé l’arrivée imminente d’une centaine de médecins cubains à Nairobi afin de renforcer les équipes des hôpitaux locaux. Cardiologues, chirurgiens, urologues et autres endocrinologues ont progressivement débarqué au mois de juin à l’aéroport de Nairobi, accueillis par un parterre d’officiels. « En amenant ces spécialistes ici, l’objectif principal est d’apprendre de l’expérience cubaine dans la construction d’un système de santé robuste », s’est ainsi réjoui Rashid Aman, le numéro deux du ministère de la santé.

Si cette forme de coopération est une première pour le Kenya, c’est loin d’être le cas pour Cuba. Depuis la révolution socialiste de 1959, l’île a fortement investi dans la formation de son personnel médical et envoyé, selon le quotidien officiel Granma, plus de 130 000 praticiens exercer dans des pays en développement (Algérie, Angola et Venezuela notamment). Un enjeu d’influence, mais aussi une source de revenus. Nairobi a ainsi dédié à ce projet un budget d’un milliard de shillings pour l’année fiscale 2018-2019 (environ 8,5 millions d’euros), comprenant notamment les salaires mais aussi la formation de cinquante médecins kényans à Cuba.

Manque de formations disponibles

Pour le Kenya, dont le président réélu fin 2017 a fait de la santé l’une des quatre grandes priorités de son mandat, il y a urgence à renforcer le système médical. Début mars, un fait divers retentissant a fait la « une » des journaux, alimentant encore un peu plus la défiance des Kényans vis-à-vis de l’hôpital public. A l’hôpital Kenyatta de Nairobi, pourtant réputé comme l’un des meilleurs du pays, un patient admis pour une maladie bénigne s’est retrouvé opéré du cerveau suite à une erreur d’aiguillage entre services. Le patient qui devait initialement bénéficier de cette opération est décédé.

Au-delà des moyens limités, les hôpitaux manquent de praticiens. Le Kenya compte 13,8 docteurs et autres personnels médicaux pour 10 000 habitants, selon une étude officielle publiée en 2017. C’est encore loin du minimum de 23 praticiens que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime nécessaires pour assurer un accès aux soins conforme aux Objectifs du millénaire pour le développement. Au Kenya, le déficit vient notamment d’un manque de formations disponibles. « Pendant très longtemps, nous n’y avons pas prêté attention, ce qui a conduit à un manque de médecins spécialisés. Nous avons par exemple très peu de cancérologues. Ce besoin de meilleures formations est toujours là, même si cela progresse », explique Peter Anyang’Nyong’o, ancien ministre de la santé et actuel gouverneur du comté de Kisumu, dans l’ouest du pays.

Barrière des langues

Les zones rurales sont les plus touchées par ce manque. En conséquence, les 110 spécialistes cubains sont actuellement en cours de répartition dans chacun des 47 comtés du pays. Et, contrairement à la satisfaction affichée par les autorités, leur arrivée est loin d’enthousiasmer les docteurs kényans. Le principal syndicat de praticiens, le KMPDU, se dresse depuis des semaines contre ce programme, estimant qu’il « vole » le travail des jeunes diplômés locaux dont beaucoup peinent, selon lui, à trouver un emploi. « Si le gouvernement veut embaucher des docteurs étrangers, il doit aussi employer des gens formés au Kenya. Il est de sa responsabilité de créer de l’emploi pour les citoyens », s’est ainsi offusqué Chibanzi Mwachonda, le secrétaire général adjoint du KMPDU.

Au-delà du coût de l’opération, le syndicat pointe également la barrière de la langue, insurmontable entre des médecins venus d’une île hispanophone et des patients qui, dans certaines régions rurales, ne parlent ni anglais ni swahili. Un argument que balaie Peter Anyang’Nyong’o, rappelant que « même les docteurs kényans ne parlent souvent pas les langues d’autres communautés que la leur ». Pour le gouverneur, les médecins utilisent l’affaire des médecins cubains pour un autre combat.

Très commentées sur les réseaux sociaux, les critiques du KMPDU sont en effet à replacer dans un contexte de tensions fortes avec l’exécutif. Depuis le début de l’année, les docteurs ont mené plusieurs grèves pour réclamer le versement de hausses de salaires prévues dans le cadre d’un accord signé en 2013 avec le gouvernement.