John McEnroe, une vie de chien, la curieuse histoire de don Diego de Zama et La Ballade de Narayama sont au menu de notre liste cinéma ce mercredi.

L’HOMME BLANC, CE MIRAGE : « Zama », de Lucrecia Martel

Qu’est-ce que le colonialisme ? Une maladie mentale, une psychose torpide de l’homme blanc perdant pied au sein de son propre ordre de représentations, sentant sa réalité se dérober sous ses pieds. C’est tout du moins la piste que poursuit le nouveau long-métrage de la réalisatrice Lucrecia Martel (La Cienaga, La Niña santa), figure marquante du « nouveau cinéma argentin » (génération qui a émergé au tournant des années 2000), réputée pour ses films résolument cérébraux, hardis et parfois ardus.

Adapté du roman éponyme de l’écrivain argentin Antonio Di Benedetto (1922-1986), le film raconte la curieuse histoire de don Diego de Zama, corregidor isolé dans une lointaine colonie espagnole d’Amérique latine au XVIIIe siècle. Le fonctionnaire macère dans l’attente indéfiniment prolongée d’un sauf-conduit du vice-roi, qui l’autoriserait enfin à rentrer à Buenos Aires auprès de sa femme et de ses enfants.

Zama vaut avant tout pour son protagoniste et le caractère dépravé qu’il dépeint à travers lui : un jouet des circonstances, monstre d’indétermination et d’expectative, magistralement interprété par un Daniel Giménez Cacho au visage crispé et au regard fuyant.

Les silhouettes indigènes s’affirment comme objet privilégié de la mise en scène : leur présence silencieuse, ici ou là, conteste la centralité des personnages principaux, les colons, jusqu’à désaxer l’architecture des plans. Ces corps brimés ou ignorés se tiennent à la lisière du « drame blanc », comme son refoulé immédiat. Martel souligne ainsi la logique inconsciente à l’œuvre dans le colonialisme : l’indigène est rendu invisible par l’évidence de son exploitation. Mathieu Macheret

« Zama », film américain, argentin, brésilien, espagnol, français, mexicain, néerlandais et portugais de Lucrecia Martel. Avec Daniel Giménez Cacho, Lola Dueñas, Matheus Nachtergaele (1 h 55). Sur le Web : shellac-altern.org/films/493.

JOHN MCENROE EN GRAND : « L’Empire de la perfection », de Julien Faraut

Petite séquence cinématographique avec le gaucher le plus rageur, et sans doute le plus génial, de l’histoire du tennis mondial, John McEnroe. En novembre 2017 sortait Borg/McEnroe, de Janus Metz Pedersen, reconstitution fictionnelle de la finale qui opposa les deux légendes en 1980 à Wimbledon. Psychologie plan-plan relevée par le grain de folie de Shia Labeouf dans la peau de McEnroe.

Rien de tel dans John McEnroe, l’empire de la perfection, de Julien Faraut. Ici, du « found footage » (« réemploi d’archives »), de l’expérimentation, du montage, de l’essai cinématographique, autour du joueur décortiqué en vedette américaine.

Passionné de sport et de cinéma, Faraut trouve un travail qui lui convient au petit poil dans les services des archives audiovisuelles de l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance (Insep). Parmi les 2 500 boîtes qui traînent, il tombe sur un film consacré à McEnroe, ainsi que sur la série de rushs qui l’accompagnent.

Le réalisateur en pétrit la matière par le montage. Répétitions, ralentis, réverbération, voix off, rock lourd. On y reconnaît le sale gosse perfectionniste du tennis des eighties : service dos au filet, art fulgurant du service-volée, jets de raquette, récriminations lancinantes, insultes diverses. L’essentiel n’est pas là. Il tient dans le mystère du combat que mène le sportif contre lui-même. Jacques Mandelbaum

« John McEnroe, l’empire de la perfection », documentaire français de Julien Faraut. (1 h 30). Sur le Web : ufo-distribution.com/movie/lempire-de-la-perfection.

UNE VIE DE CHIEN : « Dogman », de Matteo Garrone

Dans une banlieue oubliée du sud de Rome, Marcello, timide et chétif toiletteur pour chiens, revendeur de drogue pour arrondir ses fins de mois, doit subir les humeurs, les violences, le chantage affectif tout autant que la brutalité physique, de Simoncino, récemment sorti de prison, entraînant régulièrement le malheureux dans des ennuis qui lui vaudront plusieurs mois de prison.

Comment échapper à l’emprise et à la violence d’un barbare qui empoisonne l’existence de la petite communauté de banlieusards paupérisés caractérisant l’environnement des deux hommes, communauté dont l’existence semble parfois tenir de la survie ?

Une des qualités du film de Matteo Garrone réside, tout d’abord, dans la façon dont il évite les conventions du film de genre. Dogman réussit aussi le miracle de transporter le spectateur au cœur d’un univers où, à la vérité d’une approche sociologique et anthropologique, se mêle l’artificialité d’un singulier carnaval humain et animal.

La farce y est donc inséparable de la tragédie. Il est raisonnable de penser que la formidable performance de Marcello Fonte (prix d’interprétation au Festival de Cannes) y a largement contribué. Jean-François Rauger

« Dogman », film italien de Matteo Garrone. Avec Marcello Fonte, Edoardo Pesce, Alida Baldari (1 h 42). Sur le Web : le-pacte.com/france/prochainement/detail/dogman.

LA MORT COMME UNE FLEUR SAUVAGE : « La Ballade de Narayama », d’Imamura

Pour fêter ses 35 ans, La Ballade de Narayama (1983) refait surface en copies flambant neuves. S’il reste le film le plus célèbre de Shohei Imamura (1926-2006), c’est sans doute pour avoir remporté la Palme d’or à Cannes, qui a valu à son auteur, alors âgé de 57 ans, d’acquérir une stature internationale. Reconnaissance méritée pour ce cinéaste original et frondeur, issu de la Nouvelle Vague japonaise.

La Ballade de Narayama est la seconde adaptation nipponne d’une nouvelle de Shichiro Fukazawa (1914-1987), après la version, fortement imprégnée de théâtre kabuki, qu’en avait tirée le prolifique Keisuke Kinoshita, en 1958. Imamura en reprend donc la trame, située dans une petite communauté villageoise à l’extrême nord du Japon, à la fin de l’ère Edo (deuxième moitié du XIXe siècle). Celle-ci tourne autour d’un personnage de grand-mère, Orin (Sumiko Sakamoto), atteignant l’âge avancé pendant lequel elle doit accomplir le rite funéraire traditionnel : gravir le mont Narayama sur les épaules de son fils aîné, pour y finir ses jours livrée aux éléments et à la divinité des lieux.

Le film qu’en tire Imamura, cinéaste résolument moderne, s’oppose en tout point au classicisme de Kinoshita, qui exaltait la piété filiale et le respect des traditions. Au contraire, Imamura perpétue sa vision décapante et désacralisée d’une humanité primitive (comme dans Profonds désirs des dieux, 1968) qu’il se plaisait à saisir « par le bas du corps », à ras d’instincts et de pulsions. Mathieu Macheret

« La Ballade de Narayama », film japonais de Shohei Imamura (1983). Avec Ken Ogata, Sumiko Sakamoto, Takejo Aki, Tonpei Hidari, Seiji Kurasaki (2 h 10). Sur le Web : larabbia.com/films/la-ballade-de-narayama et les-bookmakers.com/films/la-ballade-de-narayama.