A Paris, mardi 10 juillet. / LUCAS BARIOULET/AFP

A ceux qui cherchent encore l’oracle le plus fiable du Mondial, l’augure pourrait bien se terrer aux Petits tonneaux. Le bar, planté à deux pas de la place de la République, à Paris, a cédé au calendrier sportif et bardé sa devanture d’une guirlande de fanions. Si la bannière croate trône au-dessus de la terrasse, impossible d’y trouver l’étendard de l’Angleterre, tombée au bout des prolongations, mercredi 11 juillet.

Une prophétie loin de flatter le maître des lieux. Pour Belaïd Issboucele, 37 ans, l’identité de l’adversaire est secondaire, pourvu que la France poursuive sa quête d’une deuxième étoile. Il en va de la rentabilité du deuxième écran, acheté juste avant la Coupe du monde : « On ne l’allume que pendant les matchs des Bleus. [Mardi], c’était blindé quatre heures avant le coup d’envoi, on ne pouvait plus avancer. »

« On laisse rentrer tout le monde, même ceux qui n’ont pas d’argent »

Si les exploits de la bande à Didier Deschamps ne font pas exploser le tiroir-caisse – « on laisse rentrer tout le monde, même ceux qui n’ont pas d’argent » –, ils imposent au gérant de tripler ses effectifs. Une « mobilisation » indispensable pour satisfaire les commandes et sécuriser l’estaminet. Le supporter tricolore, abreuvé de succès, ne compterait pas parmi les espèces les plus dociles.

Quand la tension des pelouses russes rejaillit sur le bar du 10e arrondissement, le responsable et ses salariés, « polyvalents », se muent en vigies : « Les gens ne se contrôlent pas, alors il faut les surveiller. Mais on gère, en essayant de les comprendre, de leur parler. » Des risques accrus de débordement pour un gain marginal. On en viendrait à douter du bénéfice réel de l’épopée de l’équipe de France. Pour Belaïd, il en va du rôle des bistrots : « C’est sûr que le surplus d’argent pendant la compétition n’a rien de fou. Mais l’objectif, c’est d’apporter un peu joie. On fait vivre un match de foot, pas une soirée organisée. »

« On ne fait pas ça pour l’argent »

De l’autre côté de la rue, changement d’arrondissement (la voie sépare le 10e du 11e arrondissement) et d’ambiance. Si le nom de l’établissement n’était pas assez explicite pour certains, les dizaines de drapeaux placardés sur la vitrine confirment le penchant du lieu : la Favela chic attendait autre chose du Brésil qu’une élimination dès les quarts de finale. « C’est sûr que c’est jamais bon pour nous quand ils sortent si tôt, confirme Antoni Doumbia, le directeur adjoint. La diaspora brésilienne est très présente pendant les matchs. On a donc rajouté un grand drapeau français depuis l’élimination. Mais on ne pourra jamais changer de nom. »

A écouter le quadragénaire, qu’importe le sort de l’équipe plébiscitée, la Coupe du monde apporte son flot de spectateurs et « un petit peu plus de sous ». Le rétroprojecteur chauffera donc dimanche 15 juillet, même en l’absence de Neymar et consorts. Et puis, le but serait « ailleurs ». Sous-entendu, hors les bilans comptables. Comme un écho au tenancier d’en face : « On ne fait pas ça pour l’argent. C’est plus pour le bonheur qu’on peut apporter. »

Ce qui pourrait apparaître comme un refrain cupide et spécieux trouve une certaine résonance chez ceux qui ont préféré à la solitude d’un salon la projection publique de la deuxième demi-finale du Mondial, moyennant le paiement d’(au moins) une consommation.

Tricot des Bleus sur les épaules et boisson anisée à portée de lèvres, Ange Apollinaire ne pouvait observer l’affrontement entre Anglais et Croates ailleurs qu’au Café Grisette, « [son] QG, [sa] réunion des potes ». Changer de bar ? « Jamais. Je connais tout le monde, j’y ai mes repères. » En client avisé, il a déjà réservé son rond de serviette pour dimanche. « Près de la télé, comme ça, je pourrai manger et regarder la finale dans les meilleures conditions, sans être dérangé. »

« Dans ce pays, on y croit que quand ça marche »

Quel que soit l’adversaire, l’issue du tournoi tient de l’évidence pour le sexagénaire : vingt ans après son sélectionneur, Hugo Lloris soulèvera la Coupe du monde à Moscou. Le supporteur regrette seulement qu’il ait fallu attendre plusieurs semaines de compétition pour voir la France s’emballer. « Dans ce pays, on y croit que quand ça marche. Les Français ne comprennent pas vite. C’est De Gaulle qui disait ça. » Pour qui douterait de la référence, Ange convoque un successeur : « Les gens sont sympas mais ils ont plein de défauts. Ça, c’est Chirac. »

« L’ambiance était magique »

Les allusions aux ex-chefs de l’Etat en moins, Martina Zagar constate elle aussi une adhésion en deux temps des Français pour leur équipe nationale : « Vous ne les supportez qu’à partir du moment où ils ont une chance de gagner. Chez nous, le soutien est sans limite. Dès le premier match, c’est l’amour inconditionnel. » Les deux damiers crayonnés sur ses pommettes éclairent sur le « nous » : les Croates. La trentenaire a décidé de suivre la (très) difficile qualification des siens depuis le Carillon.

Le bar se remet à peine du match de la veille. « L’immeuble a failli tomber, s’amuse le gérant, qui a préféré ne pas donner son nom. L’ambiance était magique. On a déjà prévu de repeindre la pièce. » Du chambard qui a suivi la victoire française contre la Belgique, le plafond est sorti tacheté de bière. Au Carillon, l’équipe du week-end a été appelée en renfort pour les soirs de foot. Ici aussi, on n’observe qu’une « petite différence » sur le chiffre d’affaires. Niveau sécurité, deux vigiles surveillent les abords pour éviter les débordements.

Le 13 novembre 2015, l’établissement avait été la cible des terroristes. Si le drame du 13 novembre 2015 reste gravé dans toutes les mémoires, chacun essaie de balayer ses angoisses. Martina : « C’était il y a plusieurs années maintenant. Ça nous donne encore plus l’envie d’être là, de faire la fête. » Elena, une amie : « On s’était posé la question pour l’Euro 2016, avant de venir finalement voir les matchs ici. Aujourd’hui, on n’y pense plus. »

« En 1998, on avait sabré le champagne avec des voisins, dans la rue »

Derrière la baie vitrée, Martine s’est arrêtée pour regarder la fin du match, depuis le trottoir. La retraitée n’a rien manqué de la campagne russe des Bleus, et compte bien se rappeler aux bons souvenirs de 1998 : « On avait sabré le champagne avec des voisins, dans la rue. J’ai toujours la bouteille signée par toutes les personnes présentes. »

Une victoire française ? Voilà le pire cauchemar de Laura Ferretto. Point de racine croate chez elle, pourtant, mais une « théorie politique » tirée de « l’effet 1998 sur Chirac » (encore lui) : « Si la France l’emporte, la cote de popularité de Macron va bondir. Tout ce que je ne veux pas. » En finale, Laura supportera donc la Croatie. Quoique. « Le pire serait quand même de remporter la Coupe du monde dans quatre ans, car alors la cote [du président de la République] n’aurait pas le temps de redescendre. A choisir, soyons champions dimanche ! »