La chancelière allemande Angela Merkel et le président américain Donald Trump après une rencontre bilatérale en marge du sommet de l’OTAN à Bruxelles, le 11 juillet 2018. / BRENDAN SMIALOWSKI / AFP

« L’Allemagne est complètement contrôlée par la Russie (…), elle est prisonnière de la Russie ». Le moins que l’on puisse dire, c’est que Donald Trump n’a pas choisi un langage très diplomatique pour croiser le fer avec la chancelière allemande Angela Merkel. « Elle paie des milliards de dollars à la Russie pour ses approvisionnements en énergie et nous devons payer pour la protéger contre la Russie. Comment expliquer cela ? Ce n’est pas juste », a encore plaidé le président américain à l’ouverture du sommet de l’OTAN, mercredi 11 juillet.

Cette fois-ci, la colère de Donald Trump visait une cible bien précise : le projet de gazoduc Nord Stream 2, qui doit permettre d’acheminer 55 milliards de mètres cubes de gaz par an, de la Russie jusqu’en Allemagne, en passant sous la mer Baltique. Son coût : 9,5 milliards d’euros.

  • Le gaz russe au banc des accusés

M. Trump n’est pas le premier à s’émouvoir de ce projet. Son prédécesseur Barack Obama s’inquiétait déjà du doublement du gazoduc Nord Stream, estimant qu’il risquait d’augmenter la dépendance européenne au gaz russe. Les Allemands importent aujourd’hui plus de 50 % de leur gaz depuis la Russie (contre 35 % en moyenne pour les pays européens et 25 % en France). Il faut dire que le gaz russe est bon marché et que l’Allemagne est le plus gros importateur de gaz en Europe, même s’il ne représente qu’un cinquième de son mix énergétique.

L’administration américaine demande aux Allemands de la cohérence : comment peuvent-ils à la fois défendre une ligne dure contre la Russie depuis l’annexion de la Crimée en 2014, et accepter en même temps un tel accord avec Gazprom, bras armé du pouvoir russe ?

Surtout, ce nouveau tuyau de 1 200 de kilomètres de long permet de contourner l’Ukraine, voie historique d’exportation du gaz russe à l’époque soviétique. Depuis la révolution de Maïdan en 2014 et la guerre dans l’Est, Moscou ne cache pas sa volonté de priver Kiev des revenus du droit de transit du gaz sur son territoire.

  • Les ambitions américaines en question

Mais il ne s’agit pas vraiment pour M. Trump d’un exercice de solidarité avec l’Ukraine. Il souhaite d’abord promouvoir une alternative : l’importation de gaz américain par bateaux. Avec l’explosion de la production de gaz de schiste, les Etats-Unis sont passés en quelques années du statut d’importateur de gaz à celui d’exportateur. Cela, grâce à la liquéfaction du gaz naturel, qui permet, après refroidissement, d’en assurer le transport par méthanier.

Le pays se retrouve avec une production de gaz du pays, qui ayant augmenté de près de 50 % en dix ans, est désormais bien supérieure aux besoins nationaux. Et il cherche des débouchés pour vendre ses hydrocarbures. « Les Américains espèrent exporter leur gaz vers l’Europe, voilà la véritable raison de leur attitude », confiait récemment un patron français du secteur. Le Sénat américain a voté en 2017 un texte prévoyant des sanctions contre les entreprises partenaires du gazoduc et mentionnant de manière très explicite la nécessaire exportation des ressources. Le Kremlin a d’ailleurs estimé, jeudi, que ces attaques américaines relevaient de la « concurrence déloyale ».

  • L’Europe divisée

Cette offensive américaine intervient alors que les pays de l’Union européenne sont profondément divisés sur la question. Si l’Allemagne et l’Autriche défendent activement Nord Stream 2, la Pologne et les pays baltes mènent depuis des années une intense guerre procédurière et médiatique contre le projet, dénonçant les risques de mainmise russe dans la région. Le Danemark, dont les eaux territoriales seront traversées par le gazoduc, discute depuis des mois d’une loi qui pourrait interdire ce passage. Le consortium Nord Stream 2 assure disposer d’une route alternative.

La Commission européenne est également désunie. Son vice-président, le Slovaque Maros Sefcovic, comme le président du Conseil européen, le Polonais Donald Tusk, ont répété leur opposition au projet. Mais la politique énergétique relève en grande partie des Etats membres. La France soutient le projet, « mais elle ne s’est pas montrée très allante sur le sujet », déplore un partisan français du gazoduc.

  • Les inquiétudes des groupes gaziers

Ce gazoduc sera intégralement construit par Gazprom mais cinq partenaires européens financeront la moitié de ce chantier à 9,5 milliards d’euros : le français Engie, l’anglo-néerlandais Shell, l’autrichien OMV et les allemands Uniper et Wintershall (filiale de BASF).

Or les inquiétudes grandissent parmi les partenaires européens du projet, qui craignent la mise en place de sanctions américaines à leur encontre. Mercredi, un porte-parole du département d’Etat américain a répété que « les entreprises qui travaillaient dans le secteur des exportations d’énergie russe via un gazoduc s’engageaient dans un type d’activité où l’on risque des sanctions ». Le Congrès américain a déjà voté la possibilité de ces sanctions, et il ne tient qu’à Donald Trump de savoir quelles formes elles pourraient prendre, si elles devaient voir le jour.

Chez Engie, on se dit depuis des mois très vigilant sur ce dossier. « Nous voulons faire ce projet, expliquait un haut dirigeant du groupe il y a quelques semaines. Mais si les Américains mettent en place des sanctions réelles, nous ne pourrons pas continuer ».