Après la victoire en demi-finales face à la Belgique, mardi 10 juillet, à Saint-Pétersbourg. / David Vincent/AP

Les Bleus tentent vainement de cacher leurs larmes, têtes enfouies dans leur maillot, encore sous le choc de la défaite. Ce dimanche 10 juillet 2016, au Stade de France, ils viennent de s’incliner face au Portugal : 1-0 après prolongation. Les illusions s’envolent : l’équipe de France a laissé échapper son Euro, organisé dans son pays, devant son public. Ce goût amer de la défaite, que neuf joueurs du groupe actuel ont connu, semble désormais lointain. Un profond rajeunissement de l’effectif, symbolisé par Kylian Mbappé, et l’investissement à toute épreuve de son sélectionneur ont porté les Bleus jusqu’à un autre rêve. L’équipe de France de Didier Deschamps doit désormais forcer son destin en finale de la Coupe du monde 2018, contre la Croatie. Dimanche 15 juillet, en fin d’après-midi, son voyage l’emmène jusqu’à Moscou et à ce stade Loujniki au charme si soviétique.

10 juillet 2016 : la défaite que Deschamps n’a pas « digérée »

De mémoire de suiveurs des Bleus, jamais Didier Deschamps n’avait été aussi marqué que ce dimanche d’été. Vers minuit, au bord des larmes, le capitaine des champions du monde 1998 s’avance dans l’auditorium du Stade de France, où l’attendent les journalistes. « C’est cruel de perdre cette finale comme ça, c’est très dur, soupire le sélectionneur, voix chevrotante. Cela n’a pas tourné dans le bon sens ce soir. »

Il s’en est fallu de peu : un tir d’André-Pierre Gignac qui rebondit sur le poteau, une frappe croisée du Portugais Eder qui, elle, s’achève dans les filets d’Hugo Lloris… « J’aurai besoin de temps pour digérer », grimace Deschamps. Ce soir-là, l’entraîneur refuse de mettre sa médaille du perdant au cou. Vainqueur de l’Euro 2000, l’ancien milieu de terrain manque là l’occasion d’égaler l’Allemand Berti Vogts, toujours le seul à avoir remporté la compétition continentale comme joueur puis comme sélectionneur.

Didier Deschamps, le 10 juillet 2016, au Stade de France, après la défaite face au Portugal. / FRANCK FIFE/AFP

Alors, pour assurer sa place au panthéon du football, le patron des Bleus se lance un nouveau défi : soulever la Coupe du monde 2018 en Russie et, ainsi, marcher dans les pas d’un autre Allemand, Franz Beckenbauer, et du Brésilien Mario Zagallo. Eux seuls, à ce jour, ont gagné le Mondial des deux côtés du banc de touche : comme joueur puis comme entraîneur.

Après pareille désillusion, Deschamps promet « des jours meilleurs » et renfile son bleu de chauffe. Ce retour à la routine le ramène à un dossier brûlant. Celui de Karim Benzema, déjà privé d’Euro en raison de sa mise en examen dans le scandale dit du chantage à la « sextape » : une affaire pour laquelle son ex-coéquipier tricolore, Mathieu Valbuena, a porté plainte.

25 août 2016 : le sélectionneur fait une croix sur Benzema

La question taraude tous les supporteurs de l’équipe de France : l’attaquant du Real Madrid figurera-t-il sur la liste de rentrée, pour le match amical contre l’Italie, le 1er septembre, et le déplacement en Biélorussie, cinq jours plus tard, en ouverture des éliminatoires pour le Mondial russe ? La réponse de Deschamps claque comme un couperet : « Je considère que ce n’est pas le moment. »

En réalité, la situation reste au point mort depuis cette date. Avant l’Euro, « DD » a très mal vécu une sortie médiatique du joueur. Dans un entretien au quotidien espagnol Marca, ce dernier accusait le sélectionneur des Bleus d’avoir « cédé à la pression d’une partie raciste de la France » par son refus de le réintégrer en équipe de France. L’interview a laissé des traces dans l’opinion publique. Sur le mur des Deschamps aussi : le technicien a découvert, furieux, un tag le traitant de « raciste » sur la façade de sa maison familiale, à Concarneau (Finistère).

« Benzema, c’est de l’histoire ancienne. Notre équipe de France a maintenant son style de jeu, et on ne peut pas revenir en arrière »

Sans l’assumer pleinement, Deschamps ferme désormais la porte au joueur. Au fil des mois, l’entraîneur campe toujours sur cette position, peu enclin à sortir de l’ambiguïté. Frappé d’anathème, l’avant-centre finit par se faire une raison, malgré plusieurs apparitions médiatiques. « Benzema, Didier n’en veut plus », souffle-t-on, courant 2017, à la Fédération française de football (FFF). A l’orée du Mondial russe, Noël Le Graët, le président de FFF, clarifie encore un peu plus les choses : « Benzema, c’est de l’histoire ancienne. Notre équipe de France a maintenant son style de jeu, et on ne peut pas revenir en arrière. »

Le constat n’a pas toujours été aussi évident lors des qualifications pour le Mondial. A chaque contre-performance, un nouveau débat sur l’avant-centre du Real Madrid. En septembre 2016, les Bleus s’enlisent (0-0) en Biélorussie. Un an plus tard, ils s’enfonceront encore davantage à Solna, dans la banlieue de Stockholm (Suède).

9 juin 2017 : l’erreur terrible de Lloris à Solna

Hugo Lloris s’en mordrait presque les gants. Ce 9 juin 2017, le capitaine des Bleus erre comme un gardien en peine, le jour de son 89e match sous le maillot tricolore. Malgré un sprint vers sa cage désertée, rien à faire : dans les arrêts de jeu, sa mauvaise relance dans l’axe permet à l’attaquant Ola Toivonen de marquer depuis la ligne médiane.

La France perd le match (2-1) et beaucoup de ses espoirs de qualification directe pour le Mondial 2018. Voilà d’un coup la Suède à la première place du groupe, devant les Bleus. « Je ne vais pas accabler Hugo, parce que quand ça arrive à un gardien, c’est forcément une bévue. Il est souvent décisif mais là, ça nous coûte une défaite », lâche, consterné, Deschamps.

La situation se complique pour lui, qui n’a guère besoin d’une calculette pour redouter la suite : un nouvel échec face aux Pays-Bas, le 31 août, entraînerait son équipe vers des matchs de barrages à quitte ou double. Comme en 2009 face à l’Irlande, comme en 2013 contre l’Ukraine.

Fausse frayeur : à Saint-Denis, la France domine (4-0) les Néerlandais. Dans ses rangs, plusieurs jeunes appelés à revenir : Thomas Lemar, Djibril Sidibé ou Samuel Umtiti. Sans compter un nommé Kylian Mbappé, 18 ans. Ce soir-là, le prodige a l’heureuse idée d’inscrire son premier but avec la France, quelques heures à peine après l’officialisation de son prêt record : le Paris-Saint-Germain le recrute en provenance de Monaco, moyennant la somme délirante de 180 millions d’euros. Le jeune Mbappé progressera de mois en mois. Tout comme s’intensifieront les critiques contre l’équipe nationale.

10 octobre 2017 : le temps des critiques

« On va en Russie ! » Le public du Stade de France peut bien s’égosiller et verser dans le triomphalisme, en ce doux soir d’octobre 2017 : victorieux de la Biélorussie (2-1), les Bleus viennent finalement de valider leur qualification pour le Mondial, sans même avoir à passer par les barrages.

Pourtant, Deschamps fait profil bas : « On n’a pas de maîtrise sur la durée. Je ne suis pas borgne ou aveugle, je m’en rends compte : il y a du travail dans toutes les lignes. » Lacunes défensives, physique déclinant, passes hasardeuses, manque de créativité, scories techniques : cette « petite » victoire inquiète, au même titre que celle à Sofia (1-0), contre la Bulgarie, perçue comme une purge.

Que dire, aussi, de la bouffonnerie face au Luxembourg ? En septembre 2017, à Toulouse, la France arrache le match nul… contre la 136e nation du football mondial. La presse éreinte alors Deschamps, en quête permanente de la bonne formule. Elle l’accuse de faire stagner ses troupes. « DD » pâtit de sa réputation : celle d’un entraîneur obsédé par la gagne, au point d’envoyer le beau jeu aux orties pour mieux cultiver son pragmatisme.

« Même si les gens voudraient qu’on gagne toujours 4-0, on s’est sorti des poules qualificatives très logiquement »

Paradoxalement, c’est en cet automne tempétueux que Noël Le Graët sécurise Deschamps, en prolongeant son contrat jusqu’à l’Euro 2020. « Les progrès étaient marquants, explique à présent le dirigeant. Même si les gens voudraient qu’on gagne toujours 4-0, on s’est sorti des poules qualificatives très logiquement. Didier a bâti une équipe très équilibrée, avec des jeunes qui se sont bien intégrés. »

2 novembre 2017 : Pavard, cet inconnu

Ce 2 novembre 2017, Benjamin Pavard a cours d’allemand. Ce n’est qu’après un coup de fil à ses parents qu’il apprend la nouvelle : voilà le défenseur de 21 ans convoqué en équipe de France ! Deschamps compte sur lui pour le prochain match amical contre l’Allemagne, à Cologne, le pays qui lui a justement donné une seconde chance de footballeur.

A dire vrai, journalistes et spectateurs partagent la surprise de l’intéressé, qui évoluait encore en deuxième division allemande la saison précédente. Des recherches à la hâte permettent d’en savoir plus sur ce joueur poussé vers la sortie à Lille, son club formateur, puis recueilli outre-Rhin, à Stuttgart. Jusque-là, « Pavard jouait souvent avec une provocante désinvolture, comme s’il cherchait à obtenir un rôle dans un remake du film Mister Cool », estiment les journalistes du Stuttgarter Nachrichten, le quotidien local.

Au sujet de sa trouvaille, Didier Deschamps loue sa faculté à contorsionner son 1,86 m avec souplesse. Quoique « défenseur central à la base, il peut jouer à d’autres positions », indique le sélectionneur. Au poste de latéral droit, par exemple, qu’il occupe désormais durant le Mondial russe.

Depuis son but fantastique en huitièmes face à l’Argentine, « Benji » a même droit à une chanson de supporteurs pour célébrer cette demi-volée sans contrôle à l’extérieur de la surface. Rimée, mais guère poétique, hélas : « Il sort de nulle part, une frappe de bâtard, on a Benjamin Pavard ! » Le latéral droit incarne ces nouvelles têtes que découvre la France, au même titre que Lucas Hernandez, son pendant à gauche, intégré en mars.

« Qui aurait cru voir Pavard et Hernandez titulaires en équipe de France ? »

« Qui aurait cru voir Pavard et Hernandez titulaires en équipe de France ? questionne Noël Le Graët. Tout le monde en parle aujourd’hui comme s’ils y jouaient depuis deux, quatre ans. » Le novice Pavard, à peine onze sélections au compteur, se disait même « prêt à jouer gardien » pour être du voyage en Russie. Son apport ainsi que celui de ses jeunes coéquipiers fraîchement intégrés dans le groupe tricolore seront primordiaux pour la suite.

23 mai-9 juin : une préparation agitée

Benjamin Pavard et Lucas Hernandez font bien partie des 23 joueurs retenus pour le Mondial. Le 23 mai, ils entament leur préparation à Clairefontaine (Yvelines), quartier général des Bleus. Pas Adrien Rabiot. Ce jour-là, le milieu du Paris-Saint-Germain décline son statut de réserviste. Dans un mail envoyé à Deschamps, le jeune homme lui fait part de ses états d’âme : le statut de suppléant prêt à intégrer le groupe en cas de blessure, très peu pour lui. Un « véritable suicide sportif », murmure-t-on à la FFF.

Pour le sélectionneur, le jeune joueur vient de commettre « une énorme erreur » : « Adrien s’est auto-exclu du groupe. » Rabiot assumera sa position dans un communiqué transmis au Monde : « Le choix du sélectionneur à mon égard ne répond à aucune logique sportive. »

Deschamps évacue vite le problème, mais il s’en serait bien passé : le lendemain, sur France 2, l’émission « Complément d’enquête » lui consacre son numéro. Un documentaire à charge, selon le principal concerné, qui a modérément apprécié l’évocation de sa carrière de joueur. Ou plutôt ses zones d’ombre : les insinuations sur sa connaissance de l’affaire « OM-VA », ce scandale de corruption qui a éclaté en 1993, ou encore les soupçons de dopage à son encontre, du temps où il évoluait à la Juventus Turin. Très remonté, l’entraîneur refuse de se rendre sur le plateau de Thomas Sotto, présentateur du magazine.

Comme d’habitude, Le Graët prend la défense de son sélectionneur. « S’il n’avait pas senti l’appui de la FFF et de son président, cela aurait été intenable, confie aujourd’hui le dirigeant. C’est normal que la presse le titille. Mais quand les critiques sont trop vives… » Sur le terrain, les Bleus réussissent leurs deux premiers matchs de préparation : victoires sur l’Irlande (2-0) et l’Italie (3-1). Mais le dernier test contre les Etats-Unis, le 9 juin, soulève plus d’inquiétudes : à Lyon, les joueurs quittent la pelouse – et la France – sur un match nul (1-1) préoccupant. « On va aller en Russie avec les clignotants », dit, souriant jaune, Didier Dechamps, qui met alors en garde contre toute sortie de route face à l’Australie, son premier adversaire dans ce Mondial.

16 juin : une entrée en matière laborieuse

Le sélectionneur a vu juste : ce 16 juin, à Kazan, le moteur tricolore a du retard à l’allumage. Face aux Australiens, les Bleus attendent la seconde période pour ouvrir le score. Et encore, après décision de l’arbitre : celui-ci a recours à l’assistance vidéo avant d’accorder un penalty aux Français. Une première dans l’histoire du tournoi. Antoine Griezmann transforme la sanction, qu’il avait lui-même provoquée. En toute fin de match, un but contre son camp garantit la victoire (2-1). Mais rien de bien rassurant pour Didier Deschamps, qui avait décidé d’aligner une équipe encore plus jeune que prévu : dans ses rangs, à peine trois joueurs de plus de 25 ans.

« Vous voulez que je vous dise quoi ? Ce type d’erreur arrive »

Samuel Umtiti rate aussi ses débuts : en pleine surface de réparation, sa main offre le penalty de l’égalisation aux Australiens. « Vous voulez que je vous dise quoi ? Ce type d’erreur arrive », réplique le joueur, qui aura le temps de se rattraper ensuite et de monter en puissance. Les jeunes Corentin Tolisso et Ousmane Dembélé, eux, perdent leur place dès le match suivant, contre le Pérou. « Il nous a manqué pas mal de liant, de vitesse dans la transmission, dans les prises de balle. On doit et on peut faire mieux », juge Deschamps. Le sélectionneur ne se fige pas dans ses certitudes et décide de rapidement revoir sa copie. Redevenus titulaires, les trentenaires Blaise Matuidi et Olivier Giroud accompagnent la montée en régime de l’équipe.

12 juillet : veillée d’armes à Istra

Les Bleus ont bien grandi en quatre semaines. Ils ont progressé en même temps que le tournoi. Ce 12 juillet, ils attendent la finale contre la Croatie. Dans leur camp de base d’Istra, à une heure de Moscou, les questions de journalistes les renvoient souvent à deux précédents. L’un, heureux mais très lointain : le 12 juillet 1998. Il y a vingt ans jour pour jour, leurs aînés remportaient le titre contre le Brésil et accrochaient une étoile au maillot tricolore. La seule à ce jour. L’autre, malheureux et beaucoup plus proche : il y a deux ans, neuf des vingt-trois joueurs présents en Russie s’inclinaient en finale de l’Euro 2016. Une défaite qui les hante encore.

« La phase à élimination directe a été un déclic pour nous tous, on s’est dit qu’une deuxième compétition commençait »

« Chacun, après ce match, a fait le bilan de cette finale », estime Samuel Umtiti. Au Mondial, le défenseur du FC Barcelone voit son équipe « sur le bon chemin » : « En huitièmes, en quarts, en demies, on est monté en puissance. » L’arrière s’est aussi découvert un profil de buteur providentiel. De la tête, sur un corner d’Antoine Griezmann, il éliminait la Belgique en demi-finale. Son complice de la charnière centrale, Raphaël Varane, avait, lui, ouvert le score contre l’Uruguay (2-0) en quarts. Deux substituts sortis de nulle part pour épauler Kylian Mbappé : en huitièmes de finale, contre l’Argentine (4-3), l’ailier avait laissé éclater son talent aux yeux du monde entier. « La phase à élimination directe a été un déclic pour nous tous, on s’est dit qu’une deuxième compétition commençait », abonde-t-il aujourd’hui. Son doublé a fait de lui le plus jeune joueur à inscrire au moins deux buts en Coupe du monde depuis le Brésilien Pelé au Mondial 1958. Mbappé a 19 ans et demi, il est né cinq mois après le sacre de 1998. Avec lui, la France se met à rêver d’un deuxième titre mondial.