Couverture d’un manuel Malet & Isaac. / HACHETTE

Bréviaire de la nation » est sans doute excessif, mais pour des générations d’élèves du secondaire le « Malet-Isaac » a été la bible de ­l’enseignement de l’histoire. Présentée comme un monument pédagogique élaboré par un duo inspiré, la série de manuels scolaires signée Albert Malet et Jules Isaac n’a pourtant rien d’une création commune.

Jeune talent impécunieux

D’abord parce que les deux auteurs crédités de cet exceptionnel succès ne sont pas vraiment de la même génération – l’un est né en mai 1864, l’autre en novembre 1877 – mais surtout parce qu’ils ont fort peu travaillé ensemble. Recruté par Ernest Lavisse pour collaborer à sa monumentale Histoire générale, Albert Malet se voit confier par le maître la rédaction des manuels d’histoire chargés d’accompagner les nouveaux programmes scolaires de 1902. Pour Hachette, il s’y consacre en privilégiant la pédagogie par l’image et, choix plus personnel, l’histoire militaire. Seul, donc, il rédige les sept volumes du cours d’histoire en quelque 3 000 pages.

Cette même année 1902, Jules Isaac réussit l’agrégation et prend son premier poste à Nice. Ce n’est qu’en 1906 qu’il est recommandé par Lavisse, toujours, qui soutient ce jeune talent impécunieux, pour rédiger les aide-mémoire destinés à la préparation du baccalauréat. En poste au lycée Louis-le-Grand, à Paris, Isaac étend sa collaboration au projet de Malet en direction du primaire supérieur, assure les ajustements aux modifications de programme dès 1909, mais les deux hommes se connaissent peu, se croisent à peine, le cadet n’étant pour l’aîné qu’un collaborateur certes précieux et fiable, mais secondaire.

Quand la Grande Guerre éclate, tous deux partent au front, Malet s’engageant malgré son âge avancé. Il tombe au combat en Artois en septembre 1915. Isaac, blessé à Verdun, ­réchappe du carnage. Et se pense légitime pour reprendre la charge de Malet chez Hachette.

Souci de continuité

Même s’il est nécessaire de trancher entre les nombreux postulants, puisqu’il faut rédiger au plus tôt un chapitre sur la guerre qui vient de s’achever, l’éditeur hésite. L’historien proteste, arguant de son investissement et de sa parfaite connaissance du chantier. C’est finalement la modification des programmes de l’instruction publique arrêtée en août 1920 qui lui donne le poste.

Désormais l’histoire s’enseigne en continu de la sixième à la terminale. Le découpage de ­Malet ne convient plus. Tout est à reprendre, et c’est une totale refonte qu’engage Isaac. Toutefois, il n’en est crédité qu’en partie, le nom de Malet restant en vue, sur les contrats comme sur les couvertures alors que la formule du ­manuel qui va triompher pendant plus de ­quarante ans est l’œuvre du seul Jules Isaac. ­Hachette avance un souci de continuité qui masque mal celui de ne pas afficher un nom si « biblique », pour ne pas dire juif, quand le succès de la série se joue aussi dans les écoles catholiques.

Aiguiser l’esprit critique

Jules Isaac s’en accommode. Ayant renoncé à sa thèse au profit de sa « grande œuvre pédagogique », pour laquelle il s’entoure d’historiens confirmés et de pédagogues attentifs, le maître d’œuvre marque son empreinte : appel aux sources et aux textes documentaires pour ­familiariser l’élève à la méthodologie historique, confrontation de visions alternatives avec la méthode du double point de vue (même s’agissant de la guerre de 14, le souci d’équilibre tranche sur l’opinion en vogue) afin d’aiguiser l’esprit critique, élargissement à des champs « neufs » : science, économie, courants philosophiques (plus timidement certes).

Et toujours une large place à l’illustration, dont les légendes gagnent en efficacité. Le Malet-Isaac (si peu Malet et si fortement Isaac) défend clairement un idéal « républicain, laïque, de centre gauche », comme le définit André Kaspi, à qui l’on doit une formidable biographie d’un « travailleur d’histoire » jusque-là méconnu (Jules Isaac ou la passion de la vérité, Plon, 2002). A lire le manuel, on voit qu’il évite le patriotisme exacerbé qui conduit au nationalisme agressif puisque Isaac y ­dénonce « les effets déformants de l’optique nationale ». Peut-on rêver catéchisme plus ­pacifiste quand on écrit l’Histoire sans la moindre référence à Dieu et qu’on proclame : « La vérité historique n’a pas de patrie, ne porte pas d’écharpe tricolore » ?

« Les juifs perfides »

Si on se gardera d’oublier que seule une minorité d’enfants accède à l’enseignement secondaire (100 000 en 1920, 310 000 en 1945) et que chacun n’a pas eu entre les mains un Malet-Isaac, c’est statistiquement le choix le plus fréquent, les manuels concurrents ne s’octroyant vers 1946 qu’à peine 20 % du marché.

Jules Isaac y a eu quelque mérite. Nommé inspecteur général de l’instruction publique en 1936, celui qui n’hésitait pas à maintenir dans ses manuels des pans de savoir évacués par des réformes soucieuses d’allégement – « nous n’avons pas cru devoir sacrifier tout ce que les programmes ont éliminé » – est naturellement révoqué en 1940 en vertu du statut discriminatoire des juifs adopté par Vichy.

Abel Bonnard, ministre de l’éducation nationale sous Pétain, n’écrivait-il pas, dans l’hebdomadaire Gringoire, en novembre 1942, qu’« il n’était pas admissible que l’histoire de France soit enseignée aux jeunes Français par un Isaac » ? Hachette fait le gros dos, s’accommoderait de manuels où le nom d’Isaac ­disparaîtrait. Jules se bat et l’emporte. Car il ne cède jamais. Etant parvenu, réfugié en zone ­libre, à échapper aux nazis, il prie Pie XII au lendemain de la Shoah, en 1949, en audience papale, de réviser la prière universelle où sont stigmatisés « les juifs perfides ». C’est Jean XXIII qui l’exaucera en 1959.

C’est ce message de tolérance et d’ouverture, d’esprit critique aussi qu’a porté le Malet-Isaac, dès qu’il fut l’œuvre d’Isaac.

Quand Georges Perec se souvient

Ayant forgé, des années 1920 à 1970, une vision du monde et une conscience historique pour des générations d’élèves et de professeurs, les manuels inventés par Jules Isaac et présentés sous le double nom Malet-Isaac ne pouvaient pas ne pas figurer parmi les réminiscences héroïsées par Georges Perec (1936-1982). Un an après la publication de Je me souviens (Hachette, 1978), l’écrivain est sollicité par l’historien Laurent Theis, alors directeur de la rédaction de la toute nouvelle revue H Histoire, pour contribuer au premier numéro, « Enseigner l’Histoire » (Hachette, mars 1979).

Il y livre un texte, « Je me souviens de Malet & Isaac », qui sera repris dans le recueil posthume Penser/Classer (Hachette, 1985). En voici l’incipit (pp.73-74) : « Je croyais garder le souvenir intact de mes vieux manuels d’histoire ; je me suis aperçu qu’il n’en était rien et quand j’ai tenté de retrouver quelques titres de chapitre (La France de Louis XIV, Les Grandes Découvertes, etc.), quelques formules (la défenestration de Prague, la Pragmatique Sanction, la Sainte-Alliance, le Blocus continental, la Diète d’Augsbourg, les bourgs pourris, la paix de Presbourg, le traité de Tilsit, le concile de Trente, l’Affaire des poisons, le Camp du Drap d’or, etc.), quelques images (le paysan portant sur son dos un noble et un curé, la carte de la campagne de France en 1814, la coiffure de femme représentant une caravelle, etc.), il ne m’en est venu pratiquement aucune. Il a fallu que je ­recherche et retrouve, par hasard, quelques-uns de ces anciens livres de classe pour qu’en les feuilletant aussitôt ressurgissent, à travers ces ­mises en pages élaborées où alinéas, caractères gras et italiques esquissent le cadre immuable d’une pédagogie sûre de ses principes, quelques siècles de notre histoire, telle que l’ont rabâchée des générations de lycéens. »

La semaine prochaine : Lagarde et Michard.