Quand le convoi du président érythréen Isaias Afwerki a traversé l’artère principale de la capitale éthiopienne, Addis-Abeba, samedi 14 juillet, cela a été l’effusion de joie. Parmi les milliers de personnes venues célébrer cette visite historique, certaines scandaient son nom, d’autres portaient des tee-shirts à l’effigie des dirigeants éthiopien et érythréen. Moins d’une semaine plus tôt, le premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, et Isaias Afwerki signaient une « déclaration de paix et de coopération » à Asmara, en Erythrée, mettant ainsi fin à « l’état de guerre » qui durait depuis vingt ans. Lundi matin, la visite s’est conclue par la réouverture de l’ambassade d’Erythrée, scellant la reprise des relations diplomatiques entre les deux pays.

A l’instar d’Abiy Ahmed à Asmara le 8 juillet, le président érythréen a été accueilli en héros à Addis-Abeba. « Bienvenue à la maison, président Isaias », a tweeté Fitsum Arega, le chef de cabinet du premier ministre éthiopien. Cet accueil n’était pas du goût de tous. « C’est une chose d’accueillir cet accord de paix et une autre d’embrasser et d’idéaliser complètement un dictateur », déplore Vanessa Berhe, fondatrice de l’association One Day Seyoum. Cette femme milite pour la libération de son oncle journaliste, détenu depuis 2001, et « de tous ceux injustement emprisonnés en Erythrée ».

L’Erythrée à huis clos

L’indéboulonnable président érythréen, au pouvoir depuis l’indépendance du pays en 1993, dirige l’un des Etats les plus répressifs au monde, que certains appellent encore la « Corée du Nord de l’Afrique ». Les enquêteurs des Nations unies se sont vu refuser tout accès au territoire, et ont dénoncé, en 2016, les « crimes contre l’humanité » commis depuis près d’un quart de siècle à huis clos.

« Il n’y a pas eu une seule mention de ses crimes contre le peuple érythréen, ce qui est un problème parce que ce sont eux qui ont le plus souffert de cette guerre » qui a fait entre 70 000 et 100 000 morts entre 1998 et 2000, poursuit Vanessa Berhe. Pendant vingt ans, les frontières ont été fermées et les communications, coupées. Celles-ci ont été rétablies il y a une semaine. Et la liaison aérienne entre les deux capitales doit reprendre mercredi.

Pour Amnesty International (AI), la paix entre les deux pays doit entraîner des changements en Erythrée, où des milliers de personnes « languissent en détention pour avoir simplement exprimé leur opinion ». L’ONG appelle également à mettre un terme à la conscription militaire à durée indéterminée qui mobilise toute la jeunesse à partir de 17 ans. Seif Magango, le directeur adjoint d’AI pour l’Afrique de l’Est, la Corne et les Grands Lacs, a dénoncé samedi « une pratique honteuse touchant même des jeunes de 15 ou 16 ans, qui a porté atteinte aux droits de milliers de personnes et a créé une génération de réfugiés ». Elle a entraîné la migration illégale de centaines de milliers d’Erythréens dans les pays voisins, mais aussi en Europe, tentant la traversée périlleuse de la Méditerranée.

Meaza*, une jeune réfugiée érythréenne qui vit à Addis-Abeba depuis cinq ans, reste perplexe devant cette réconciliation : « L’Erythrée a sacrifié toute une génération, déplore-t-elle. Je ne retournerai pas à Asmara tant qu’il n’y aura pas le retour à la Constitution. » Meaza assure que de nombreux réfugiés érythréens ne veulent pas rentrer au pays : « Ils ont tellement souffert. » Ils ne veulent pas retrouver l’état de terreur dans lequel ils vivaient en Erythrée. La peur et la méfiance les suivent même jusqu’à la capitale éthiopienne : plusieurs d’entre eux ont refusé de témoigner.

« Changer d’état d’esprit »

La paix entre avec l’Ethiopie pourrait toutefois obliger Isaias Afwerki à ouvrir son pays. « La suspension de la Constitution et du processus de démocratisation était justifiée par la menace éthiopienne, analyse Goitom Gebreluel, doctorant à l’université de Cambridge. Maintenant qu’il y a la paix, Isaias doit soit organiser des élections et appliquer la Constitution, soit trouver une autre excuse. La paix menace donc la domination autocratique en Erythrée. » Surtout si le président érythréen souhaite la levée des sanctions contre son pays, instaurées en 2009 quand Asmara était accusée de soutenir les Chabab somaliens, ce que les autorités ont toujours nié.

Lors d’une visite à Addis-Abeba, le 9 juillet, le secrétaire général des Nations unies Antonio Guterres a déclaré que ces sanctions risquaient de devenir obsolètes « si les raisons qui ont mené à [celles-ci] n’existent plus ».

« Isaias va changer d’état d’esprit », veut croire Teshome, un fonctionnaire éthiopien venu assister dimanche au concert pour la paix au Millenium Hall d’Addis-Abeba. Ici, pas de rancœur mais des milliers d’Ethiopiens acclamant le président érythréen. Pour Teshome, cette paix est l’occasion de revoir des proches de l’autre côté de la frontière. Il attend avec impatience le retour d’un de ses amis érythréens dont il n’a pas de nouvelles depuis plus de deux ans. « Sa femme et ses enfants sont ici, on ne sait pas s’il est encore vivant », poursuit-il. Pour lui, cette réconciliation est « un cadeau de Dieu ».

Triomphe

« Quand nous disons que nous nous sommes réconciliés, nous voulons dire que nous avons choisi un chemin de pardon et d’amour », a déclaré Abiy Ahmed pendant la soirée. Dans un discours très bref, Isaias Afwerki, surnommé « Issou » par un public survolté, a rappelé la volonté des deux dirigeants de « se lancer maintenant conjointement, avec détermination, sur la voie du développement, de la prospérité et de la stabilité ». Une déclaration impensable il y a encore quelques mois quand le Front populaire de libération du Tigré (FPLT) dominait encore la vie politique éthiopienne.

Depuis l’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed, en avril, cette faction a perdu ses assises au sein de la coalition au pouvoir depuis 1991. « Nous avons triomphé des schémas toxiques des dernières années visant à semer les graines de la haine, du ressentiment et de la destruction », a déclaré Isaias Afwerki, dont l’inimitié envers les dirigeants tigréens d’Ethiopie est avouée.

Ils étaient plusieurs milliers à Addis-Abeba pour accueillir le président érythrée, Isaias Afwerki, venu sceller la réconciliation avec son voisin éthiopien le 15 juillet 2018. / MICHAEL TEWELDE/AFP

Pour de nombreux participants, au-delà de la célébration de la paix, ce concert était aussi l’occasion de crier victoire contre le FPLT. Quand ils n’ovationnaient pas les deux dirigeants, ils comptaient d’ailleurs jusqu’à 27 en amharique puis criaient de joie. La joie d’avoir mis fin à « 27 années difficiles » selon Teshome. « Nous la voulions depuis si longtemps, nous l’avons finalement obtenue : la liberté », chantaient en chœur des participants.

*Le prénom a été changé.