Les Bleus font leur tour d’honneur au stade Loujniki, à Moscou, le 15 juillet. / MICHAEL DALDER / REUTERS

Dans l’ivresse de la nuit moscovite, les vingt-trois champions du monde ont eu déjà assez à faire avec leur bonheur pour s’attarder sur la place du football français dans l’histoire. Encore moins sur le chemin parcouru ou sur ces complexes qui n’appartiennent pas à leur jeunesse insouciante. Eux sont dans l’histoire immédiate, celle qui remonte à quelques années, voire à quelques mois pour Benjamin Pavard et Lucas Hernandez, passagers de la dernière heure de ce train bleu.

Alors oui, ça fait drôle de le dire, de l’écrire ou même le penser : la France est un géant du football. Deux étoiles brodées sur le maillot, trois finales de Coupe du monde en vingt ans, il y a de quoi être pris de vertige. Surtout quand le point de départ est situé si bas.

Si les Britanniques ont eu la bonne idée d’inventer et de codifier ce drôle de sport à la fin du XIXe siècle, ce n’était pas pour voir le pays de Jeanne d’Arc et de Napoléon y briller. C’était acquis, la France pouvait être une contrée de tout ce que vous voulez – la gastronomie, le luxe, l’existentialisme, les grèves perlées, les ronds-points – mais pas de football.

Les Français avaient d’ailleurs fini par l’intérioriser dans un mélange de résignation et détachement. Le pays du baron de Coubertin concevait, organisait des compétitions auxquelles il participait parfois, mais l’idée de victoire lui semblait presque déplacée. « La France a d’abord brillé dans l’organisation, la mise en œuvre de principes universalistes, [pas] dans la performance sportive. La Coupe du monde, l’Euro et la Coupe d’Europe sont des créations françaises », rappelle Paul Dietschy, chercheur associé à Sciences-Po Paris et spécialiste de l’histoire du football en France.

1968, année zéro

Jules Rimet a beau être le père de la Coupe du monde, il ne verra jamais ses compatriotes y briller. En 1950, la Fédération française de football (FFF) décline l’invitation pour le Mondial au Brésil pour palier les forfaits de trois équipes. Trop loin, trop cher, glisse-t-elle comme excuses, quand elle craint surtout le ridicule sur le terrain pour sa sélection. Rimet décède en 1956, deux ans avant les exploits de la génération Kopa/Fontaine, troisième et tombée avec romantisme et honneurs, en Suède, face au Brésil en demi-finale (2-5).

Mais ce doux été scandinave n’est jamais qu’une étoile filante dans une nuit noire. Ainsi, en 1968 – année de naissance d’un certain Didier Deschamps –, les Bleus touchent le fond le 6 novembre, battus par la très modeste Norvège. « Ce qui me reste, c’est le sentiment d’avoir souvent joué dans un anonymat complet », racontera dans L’Equipe Mag Jean-Michel Larqué, international pendant ces années de jachère. « On a un peu oublié, mais l’équipe de France jouait parfois devant 15 000 personnes au Parc des Princes, c’était d’une tristesse », rappelle Joachim Barbier, journaliste et auteur de Ce pays qui n’aimait pas le foot (éd. Hugo Sport, 2012, 219 pages).

La France n’est qu’une voyeuse. Elle regarde par le judas de la porte des Coupe du monde (1970, 1974) et des Championnats d’Europe (1968, 1972, 1976) disputés par d’autres. « Avant le début des années 1980, le football est déjà le sport populaire en France, mais ce n’est pas le sport national, observe Paul Dietschy. Cela se voit dans le nom. Nous avons gardé la dénomination anglaise quand d’autres pays l’ont adaptée : fussbal en Allemagne, calcio en Italie par exemple. »

Tragique et romantique

Alors qu’à mesure que les cheveux de héros de 1958 blanchissent, les héritiers tardent à se déclarer. La lumière viendra de Jœuf, cité sidérurgique de Meurthe-et-Moselle et d’un fils d’immigrés piémontais. Il s’appelle Michel et porte des bouclettes. C’est l’époque.

Platini est un numéro (le 10), un style (le maillot toujours sorti du short, les mains sur les hanches) et un nom : celui d’une génération. La sienne. La France est belle, la France est romantique. « Si on doit mourir, ce sera d’une belle mort », enjoint le sélectionneur Michel Hidalgo à ses joueurs à la veille d’une demi-finale de Coupe du monde. Avec Séville 82, le football tricolore tient sa raison d’être : il sera tragique et romantique. Platini – qui n’a pas fait de timides études de comptabilité pour rien – préfère la vérité des chiffres : ses neuf buts lors de la victoire à l’Euro 84 qui donnent un premier titre. Déjà à la maison.

Michel Platini avant la séance de tir aux buts contre la RFA, le 8 juillet 1982 à Séville. / STAFF / AFP

Mais la relation avec le ballon rond reste fragile, sujette aux variations des résultats de l’équipe nationale. Surtout quand les clubs sont, eux, incapables d’inscrire leur nom à cette Coupe d’Europe, pourtant belle idée soufflée par Gabriel Hanot dans les colonnes de L’Equipe en décembre 1954.

Il faudra attendre la victoire de Marseille en Ligue des champions en 1993 pour briser la malédiction. « Même si les années Platini marquent le début d’une entrée plus massive du football dans les foyers, jusqu’au titre de 1998, cela reste relativement une affaire de connaisseurs, note le sociologue spécialiste du sport Ludovic Lestrelin. Pendant longtemps, il n’y a pas eu de discours construit d’intellectuels ou de personnalités politiques de premier plan autour du football. Il y a toujours eu une distance avec ce sport. » Alors on convoque cet esprit cartésien, la méfiance pour les passions pour expliquer cette défiance.

« Black-blanc-beur »

Or, le football est surtout une question d’amour, de haine et d’exagération. Mais aussi de fidélité. Enfin, c’est la définition que donne Paul Dietschy aux terres de football. « L’entité personnelle des habitants y est souvent définie par l’appartenance à une équipe. Vous avez à Buenos Aires des familles qui se déterminent comme étant pour Boca Junior, d’autres pour River Plate. C’est la même chose en Italie, en Espagne, en Angleterre. Ça participe de la construction d’une identité et on en est loin en France en dehors de quelques villes comme Marseille, Lens ou Saint-Etienne. »

Alors à défaut de pétrole et de passion, la France a une idée. Au tournant des années 1970 quand la médiocrité est l’ordinaire des Bleus, le premier directeur technique national de la fédération, Georges Boulogne, met en place les centres de formation. Parce que oui, le talent se forme et se rationalise. « En France, on est très bon dès qu’il s’agit d’organiser et de structurer avec notre mentalité jacobine, note Joachim Barbier. Est-ce que cela donne un meilleur football en qualité ? Je ne sais pas, c’est une question de ressenti. Mais les résultats ont été là. »

Le 12 juillet 1998, les Français(e)s descendent dans les rues célébrer une équipe à laquelle personne ne croyait vraiment un mois plus tôt. On vole au secours de la victoire, mais la fête est belle, colorée, « black-blanc-beur ».

Lilian Thuram et Marcel Desailly en 1998. / PHILIPPE HUGUEN / AFP

« Un objet difficilement contournable »

Le football cesse alors d’être un simple sport pour devenir un phénomène de société. Les champions du monde sont partout, aussi bien dans les pages de la presse people que sur les étiquettes des pots de yaourt. On mange, on consomme et surtout on discute ballon.

Eugène Saccomano, avec son émission « On refait le match », d’abord sur Europe 1 puis sur RTL, ramène d’Italie « Il processo del lunedi », un programme où un carré de journalistes poursuivent des discussions byzantines sur la méforme d’un joueur ou les limites du 4-4-2 en losange. Aujourd’hui, le concept est décliné à l’infini sur les chaînes d’information en continue et explique le succès d’une radio comme RMC Info, où le foot est servi comme plat unique de 16 heures à minuit tous les jours.

« Dans les années 2000, le football est devenu un objet difficilement contournable et des responsables politiques se sont autorisés à en parler, peu importe leur sensibilité au sujet », analyse Ludovic Lestrelin. On fait tout dire au football. En 2010, en Afrique du Sud, les mutins de Knysna deviennent les symboles d’une intégration qui aurait échoué. « On a rêvé avec l’équipe de la génération Zidane, aujourd’hui on a plutôt envie de vomir avec la génération caillera », lâche le philosophe Alain Finkielkraut.

Autrefois méprisé, le football serait devenu un objet trop sérieux, sursignifié. La France voulait voir dans son équipe l’expression de ses espoirs ou de ses échecs. Aurait-elle retenu les leçons de ce passé récent avec cette équipe de gamins sacrée dimanche 15 juillet contre la Croatie ?

Un nouveau monde

Joachim Barbier aimerait le croire : « C’est intéressant de voir comment les médias anglophones ont beaucoup évoqué les origines des Bleus pendant le Mondial. Alors que j’ai l’impression qu’on l’a assez peu fait en France. Comme si on prenait d’abord cette équipe comme une bande de vingt-trois mecs avec leur histoire propre. »

Dans le fond, la France est peut-être devenue un pays de football à sa façon, débarrassée de ses complexes d’ancien cancre, profitant du moment sans complexe à l’image de son président, Emmanuel Macron, qui se plie de bon cœur à l’exercice du « dab » (mouvement chorégraphique des bras) avec Benjamin Mendy et Paul Pogba. Un nouveau monde.

Et si, selon Paul Dietschy, « cette joie carnavalesque un peu partout en France ne traduit pas forcément un intérêt plus profond pour le football », les aventures russes des Griezmann, Mbappé ou Lloris ont permis à des amis, des familles, des collègues de se retrouver, de vibrer ensemble autour d’une bouteille de rosé ou d’un barbecue. Ce ne sera plus de saison en 2022. La Coupe du monde au Qatar aura lieu entre novembre et décembre. L’équipe de France tentera d’y décrocher une troisième étoile. Vertigineux, on vous dit.