En cette soirée brumeuse de juillet à N’Djamena, capitale du Tchad, des centaines de personnes se réunissent sur la place de la Nation en plein centre-ville. Sous la lumière jaunâtre des lampadaires, des vendeurs ambulants espèrent écouler d’ultimes marchandises, des hommes installés sur des nattes jouent aux cartes et d’autres font ronfler le moteur de leurs deux roues usées par le temps.

Au milieu de cette agitation nocturne, des jeunes filles dansent au rythme des claquements de mains et des chants populaires. Ce sont elles que l’on surnomme les « fonctionnaires de la rue de 40 », un sobriquet qui désigne les aides ménagères employées chez des particuliers logeant aux alentours de cette rue. « La musique nous permet de nous défouler et d’oublier notre journée de labeur », explique une adolescente qui s’éloigne du groupe avec sa sœur. Un travail synonyme d’espoir pour les unes et de souffrances pour les autres.

Petite chambre miteuse

Clémentine, 16 ans, a quitté son village natal de Koumra, dans le sud du pays, avec l’envie de gagner de l’argent. « J’ai arrêté l’école pour venir travailler en ville. Je fais le ménage, la lessive, les courses et la cuisine chez un couple tous les jours sauf le dimanche », explique-t-elle, son bébé dans les bras. Chaque fin de mois, son salaire lui est versé : 30 000 francs CFA (48 euros), dans un pays où le salaire minimum est fixé à 60 000 francs CFA (90 euros). « J’envoie de l’argent à ma famille pour acheter des bœufs et des semences. Le reste me sert à cotiser pour mon loyer », ajoute la jeune domestique, triturant nerveusement son pagne.

Mais d’un coup, son large sourire s’efface. « J’ai des problèmes avec mon employeur. Il est autoritaire et déplacé avec moi. Il me touche souvent », confie l’adolescente avec une soudaine tristesse dans la voix, avant de repartir danser. Comme si de rien n’était. Clémentine vit avec sept autres jeunes filles, toutes venues de la même région, dans une petite chambre miteuse à Walia, quartier populaire de la capitale tchadienne.

A l’instar de Clémentine, d’autres jeunes femmes, parfois même des fillettes âgées de 12 ans, subissent des violences quotidiennes dans leur travail pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs proches. Personne ne sait vraiment combien de « fonctionnaires de la rue de 40 » travaillent à N’Djamena. La seule étude réalisée conjointement par le Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP) et le Centre de support en santé sanitaire (CSSI) en 2016, intitulée « Connaissances, attitudes et pratiques en matière de la santé de la reproduction des fonctionnaires de la rue de 40 », fait état de milliers de personnes. « Selon nos estimations, il pourrait y avoir au moins 80 000 personnes sur près de 2 millions d’habitants vivant à N’Djamena », précise Djikoloum Amiens, assistant technique de projet au CSSI.

Clémentine, 16 ans, fait « le ménage, la lessive, les courses et la cuisine chez un couple tous les jours sauf le dimanche » pour 30 000 FCFA par mois. Elle vit à Walia, un quartier du sud de N’Djamena. / Aurélie Bazzara

« Malheureusement, les filles sont victimes d’abus que ce soit sur le plan moral, par des humiliations ou le non-paiement de leur salaire, mais aussi sur le plan physique par des attouchements et des viols », déplore-t-il. Des violences qui interviennent chez des particuliers lorsque les filles y habitent ou sur le chemin du retour à la maison à une heure tardive.

Tabou

« Parler de sexualité est un tabou au Tchad. Parler de viol est encore moins évident. Celles qui parlent ont quitté leur travail de domestique, elles n’ont plus peur des représailles », détaille l’expert. Et d’ajouter que filles et garçons peuvent vivre à plusieurs dans une même chambre, créant « des proximités inévitables ». Les résultats de l’étude sont sans équivoque : plus de la moitié des « fonctionnaires de la rue 40 » interrogées ignorent tout du sida et deux filles sur dix tombent enceintes avant l’âge de 15 ans. Pour y remédier, des campagnes de sensibilisation ont été mises sur pied. Sans grand succès. « C’est une bombe à retardement sur le plan sanitaire et social. Faute de moyens et d’appuis, ce n’est pas évident de continuer cette lutte. On finit par baisser les bras », conclut Djikoloum Amiens.

Car, si ces jeunes filles arrivaient au compte-gouttes depuis la campagne dans les années 1990, elles affluent en masse aujourd’hui. Au fur et à mesure, des garçons se sont mêlés à ce mouvement vers la capitale pour y effectuer des petits métiers à la sauvette tels que la cordonnerie, la mécanique ou encore la jardinerie et la vente ambulante. Tous proviennent majoritairement du bassin du Logone mais aussi de la région de Mandoul, de la Tandjilé ou encore du Mayo-Kebbi dans le sud du Tchad. Un véritable exode rural. « Ce sont des mirages qui attirent ces jeunes, analyse Tatoroum Amane, enseignant-chercheur à la Faculté de sciences humaines et sociales de N’Djamena. Lorsqu’on apprend que la fille d’un tel a travaillé en ville et qu’elle s’est mariée à son retour au village grâce à son argent, cela pousse d’autres adolescentes à abandonner l’agriculture, perçue comme rabaissante. »

Selon le sociologue, les conflits entre éleveurs et agriculteurs, la difficulté d’accès à la terre, mais aussi les histoires de sorcellerie découragent les jeunes. « Les pesanteurs culturelles contraignent continuellement les jeunes, provoquant une quête de liberté », commente-t-il. Une liberté, oui, mais à quel prix. « Quel avenir dans la société tchadienne pour ces jeunes femmes abusées, abandonnées et que presque personne n’écoute ? », interroge le sociologue.