L’avis du « Monde » - A voir

Petite sœur d’Anna Karina, de Pierrot le fou (Jean-Luc Godard, 1965), clamant les pieds dans l’eau « Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire », Lana, 16 ans, traîne son ennui sur la plage de Kiryat-Yam, station balnéaire israélienne où sa mère tient un café que personne ne fréquente plus. La gamine rêve de partir pour Tel-Aviv. Et de perdre sa virginité pour accéder plus vite, pense-t-elle, au statut d’adulte.

Dans l’immobilisme d’un temps suspendu où rien ne se produit, il n’est guère d’autre salut que de croire, quand il surgit, au sensationnel. Fût-il imaginaire, fruit du fantasme d’un vieil homme. Celui, en l’occurrence, de Vladimir, qui se met un jour à raconter qu’enfant, depuis le bateau l’amenant en Israël, il a vu une sirène sortir de la mer. Peut-être même est-elle encore là, puisqu’il n’y a pas si longtemps, un pêcheur dit l’avoir aperçue, lui aussi.

A ce récit oral, chacun va prendre part. Selon les sentiments qu’elle anime, les intérêts qu’elle promet, la parole initiale devient propriété de tous, se transforme, se propage, s’insinue dans le réel, qu’elle transfigure. La sirène apporte son contingent de rêves et d’espoir. Lana y trouve moyen de s’en amuser ; le maire, une opportunité économique pour sa ville ; le journaliste, une belle histoire pour les colonnes du journal. A Kiryat-Yam, personne n’est assez fou pour laisser passer si beau mirage.

Poésie du fantasme

Premier film de Keren Ben Rafael, dont les trois courts-métrages (La Plage, en 2015 ; L’Aurore boréale, en 2013 ; I’m Your Man, en 2011) et le documentaire A pleines dents (2013) ont été sélectionnés et primés lors de plusieurs festivals, Vierges élabore son esthétique sur cette union entre la réalité et le fantastique, la trivialité du ­quotidien et la poésie du fantasme. Comme en témoigne la scène où Irena, la mère de Lana, beauté de déesse aux traits fatigués, vêtue ce jour-là en sirène de théâtre de patronage, attend les clients dans son café aux allures de bateau échoué. Tout est dit ici, de l’histoire qu’on se raconte – parce que la vie est moins belle qu’au cinéma –, du décor que l’on plante et du costume dont on se revêt, bref, de tout de ce qu’on invente pour se distraire d’une existence engourdie depuis des lustres. Tout est dit du film de Keren Ben Rafael, qui rassemble ses personnages, disparates et isolés, autour d’une chimère, avant que les spectateurs ne prennent le relais dans la salle.

Lana, 16 ans, rêve de perdre sa virginité pour accéder plus vite, pense-t-elle, au statut d’adulte

Pour atteindre la crédibilité, et faire passer comme une lettre à la poste l’intrusion de l’étrange dans le réel, la cinéaste, dont la vie se partage entre Paris et Tel-Aviv, s’est attachée à tourner à Kiryat-Yam, une station balnéaire qu’elle ne connaissait pas, « une ville d’immigrés où l’on entend davantage parler le russe et l’éthiopien que l’hébreu », dit-elle. Un endroit qui, avec son « architecture un peu russe, l’immensité de ses plages désertes, l’atmosphère pesante figée dans les années 1980 où les gens marchent lentement », lui a tout de suite plu. Et a contribué à l’ancrage du film dans un contexte historique et politique. Celui du peuple juif, peuple errant qui aspire à une terre où se poser. Soucieux de s’installer quelque part et désireux d’aller voir ailleurs.

En apportant sa sirène dans la vie des habitants de Kiryat-Yam, Vierges réconcilie un temps ses deux aspirations contraires, parvient à faire passer la lumière à travers la tristesse du quotidien. Sans que l’on soit tout à fait dupe : la cocasserie de certaines situations, la blondeur du soleil, l’énergie des personnages cachent autant qu’ils la révèlent l’âpreté du propos.

VIERGES bande-annonce VOSTFR sortie le 25-07-2018
Durée : 01:39

Film français, israélien, belge de Keren Ben Rafael. Avec Joy Rieger, Evgenia Dodina, Michael Aloni (1 h 31). Sur le web : www.facebook.com/pyramide.distribution, pyramidefilms.com/vierges