Place de la Contrescarpe, à Paris, le 1er mai. / YANN LEVY

Il est 19 h 10, mercredi 1er mai, et, dans la rue Lacépède, donnant sur la place de la Contrescarpe, des jeunes, sourires aux lèvres, accueillent les CRS par une ola aussi ironique que bon enfant. Moins d’une heure plus tard, au même endroit, un homme — identifié le 18 juillet par Le Monde comme étant Alexandre Benalla — s’en prend violemment à deux personnes, sous le regard de plusieurs manifestants filmant la scène.

Une semaine après ces révélations, Emmanuel Macron est sorti de son silence, s’interroge sur le contexte de ces violences. « On ne voit jamais la scène d’avant ou la scène d’après, quel est le contexte, que s’est-il passé ? S’agissait-il d’individus qui buvaient gentiment un café en terrasse ? Que s’est-il passé juste ensuite ? J’ai cru comprendre qu’il y avait des images, où sont-elles ? Sont-elles montrées avec la même volonté de rechercher la vérité et d’apporter de manière équilibrée les faits ? Non », a réagi mardi le président de la République.

Présent dans le défilé du 1er Mai et place de la Contrescarpe quelques minutes avant les agissements de M. Benalla, Le Monde reconstitue ce rassemblement dans le Quartier latin, qui s’inscrivait alors dans une journée de tensions inédites. La préfecture ne souhaitant pas s’exprimer « au vu des affaires en cours », nous nous appuyons sur des témoignages et des vidéos de personnes présentes ce jour-là.

« Une journée très éprouvante »

A l’origine de ce rassemblement, les membres de la mouvance autonome — notamment le Comité d’action interlycéen et les collectifs interfacs — invitent, la veille de la manifestation, à « passer un moment convivial en partageant un apéro […] à la fin de la manif [du 1er Mai], vers 18 heures ».

C’est à cette heure-là que Sonia B. s’installe à la terrasse d’un café de la place du quartier touristique du 5e arrondissement. Elle est l’une des premières sur le lieu du rendez-vous. La jeune femme de 33 ans, qui n’a pas participé à la manifestation du 1er Mai, a décidé de « venir soutenir les militants » en voyant l’appel au rassemblement sur le site Demosphère, qui répertorie les manifestations en France. La Polono-Américaine, qui vit en France depuis douze ans et habite le quartier, voit la place se remplir de manifestants visiblement soulagés d’avoir laissé derrière eux les lacrymogènes du pont d’Austerlitz.

« C’était une journée très éprouvante, on a été nassés sans raison, on a pris beaucoup de gaz, on a couru pour les éviter », rapporte Nicolas Lescaut, militant de La France insoumise et élu de l’UNEF. « De loin la manifestation la plus violente que j’ai connue », résume Renaud Delacroix, délégué syndical SUD-Santé Sociaux, qui est pourtant de « toutes les manifestations », citant celles du printemps 2016 contre la loi El Khomri et celles, plus récentes, contre les « lois Macron ». « Vu ce qu’on avait subi toute la journée, c’était bien de pouvoir se retrouver pour échanger, dans le calme », se remémore cet homme de 43 ans, qui travaille au sein de l’association Aides.

Relire notre reportage : lors de la manifestation du 1er mai

« Attitude hostile »

Si une poignée de manifestants ont pu accéder à la place sans se faire contrôler, la majorité d’entre eux, arrivés vers 19 heures, ont fait l’objet d’un filtrage par les forces de l’ordre, dont les effectifs se sont étoffés en début de soirée à mesure que le nombre de personnes souhaitant accéder à la place augmentait. « J’ai vu un jeune se faire refouler, simplement parce qu’il avait des lunettes de plongée dans son sac », commente Sonia B., qui déplore « une provocation inutile » des forces de l’ordre, vidéos à l’appui.

Nicolas Lescaut décrit, lui aussi, des « contrôles aléatoires et parfois humiliants ». Le militant insoumis mentionne également « les invectives violentes aux passants », comme cette mère souhaitant traverser la place avec sa poussette, et qui se serait vu rétorquer « dégage de là ! ».

A l’unisson, les manifestants estiment que c’est « la présence démesurée » de forces de l’ordre, le fait qu’elles empêchent des personnes supplémentaires d’accéder à la place et, selon Sonia B., « les méthodes de nasse utilisées par les CRS », qui ont fini d’« attiser les tensions ». En lisant l’interview de M. Benalla dans Le Monde — qui évoque un climat de « guérilla urbaine » sur la place — elle confie s’être « étouffée ». Jeudi 26 juillet, le parquet de Paris a annoncé avoir ouvert une enquête préliminaire sur les violences commises contre des policiers.

« Les jeunes avaient une attitude très hostile envers les policiers », reconnaît Nicolas Lescaut, qui évoque « en face » des policiers avançant vers la place en « bousculant les gens et les chaises ». Sur les vidéos tournées place de la Contrescarpe, on entend notamment des manifestants entonner des chants antipoliciers, comme « tout le monde déteste la police », « tous les flics sont des bâtards », ou encore « cassez-vous ! ».

Des canettes et des bouteilles de verre sont également jetées sur les forces de l’ordre, ce qui donne lieu à une première charge de police, vers 19 h 30, à grand renfort de gaz lacrymogène. « Les CRS ont répliqué en gazant, sans distinction, les gens assis par terre et les clients en terrasse », se souvient Renaud Delacroix, qui décrit un événement « très bref ».

Violences « tristement banales »

C’est là, peu avant 20 heures, que le couple molesté par M. Benalla intervient. Sur plusieurs vidéos, on voit les deux jeunes gens jetant chacun un projectile sur les CRS en faction sur la place. Puis, la jeune femme termine par un bras d’honneur. Alexandre Benalla et Vincent Crase, un gendarme réserviste employé par La République en marche et ponctuellement par l’Elysée, repèrent le couple, le désignent du doigt.

Le chargé de mission à l’Elysée, casqué, s’avance, récupère la jeune femme au coin de la rue Mouffetard, et l’entraîne de l’autre côté de la place. Les forces de l’ordre, auxquelles Vincent Crase vient prêter main-forte, s’occupent du jeune homme. Les violences sont désormais connues de tous.

Les manifestants présents sur place se disent « choqués » par cette scène, mais surtout qu’ils y sont « habitués ». « C’est terrible à dire, mais quand on assiste souvent à des manifestations, ce genre de comportement de la part des forces de l’ordre est tristement banal, les réseaux sociaux regorgent de ce genre de vidéos », commente Renaud Delacroix pour expliquer que « l’affaire n’en était pas une avant que l’on apprenne qu’il ne s’agissait pas d’un fonctionnaire de police ». Et d’évoquer « le climat de violences policières » de ce printemps, citant l’évacuation de Notre-Dame-des-Landes et celle de facultés, comme Tolbiac, à Paris.

Plus tard dans la soirée, le face-à-face entre manifestants et policiers s’est poursuivi dans le 5e arrondissement de Paris, jusqu’à environ 22 heures. Et de façon bien plus virulente selon Nicolas Lascaut, qui rapporte que des black blocs étaient cette fois présents. L’étudiant assure avoir assisté, « encore une fois », à des « scènes de violences policières ». Mais cette fois pas de vidéos. Et pas de M. Benalla.

Affaire Benalla : la vidéo qui accuse
Durée : 02:06

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