Le premier ministre cambodgien, Hun Sen, à Phnom Penh, vendredi 27 juillet. / SAMRANG PRING/REUTERS

Après trente-trois ans au pouvoir, le premier ministre cambodgien, Hun Sen, semble indéboulonnable. Ce qui ne l’empêche pas de serrer la vis de ses concitoyens : à l’approche des élections législatives du dimanche 29 juillet, le maître du pays a en effet pris toutes les précautions pour assurer la victoire de sa formation, le Parti du peuple cambodgien.

Fin 2017, il a fait dissoudre, par le biais d’un jugement de la Cour suprême, le plus grand parti d’opposition, le Parti du sauvetage national du Cambodge (PSNC), sous prétexte qu’un de ses chefs, Kem Sokha, était en train de préparer un « complot » contre le gouvernement avec l’aide des Etats-Unis. M. Kem est en prison depuis septembre 2017 et risque une très lourde peine de prison. Le cofondateur du PSNC, le franco-cambodgien Sam Rainsy, a dû se résoudre à l’exil en France.

La liberté d’expression en a aussi pris pour son grade : l’un des deux grands journaux, le Cambodia Daily, un quotidien bilingue, a dû fermer en 2017 ; l’autre, le Phnom Penh Post, d’expression anglaise, a été racheté par un homme d’affaires proche du pouvoir. Tous deux ont été accusés de ne pas s’être s’acquittés de taxes que le département des impôts leur avait soudainement demandées. Dans un pays où le sport national est l’évasion fiscale, les mauvais esprits y ont vu une tentative du pouvoir de museler toute voix discordante. Même si, par ailleurs, l’Etat s’est lancé dans une politique de contrôle fiscal pour augmenter ses recettes qui semble, aux dires de certains hommes d’affaires, n’épargner personne.

Fermeture de 32 radios

Si l’on ajoute à tout cela l’arrestation, en novembre, de deux journalistes locaux de Radio Free Asia (RFA) accusés d’« espionnage » et la fermeture en un an de trente-deux radios, il y a de quoi s’inquiéter pour l’avenir de la liberté d’expression dans le contexte bien particulier d’une démocratie cambodgienne en capilotade. « La guerre contre la presse indépendante laisse le champ libre à des médias de masse aux ordres du parti au pouvoir », dénonce l’ONG Reporters sans frontières dans un récent rapport.

Pour couronner le déploiement de tous ces efforts, le gouvernement cambodgien a annoncé, début juillet, qu’une série de mesures destinées à prémunir le royaume contre les « fake news » entreraient bientôt en application. Mesures qui font craindre aux critiques du régime qu’il s’agit là d’une nouvelle disposition représentative de la « verticale du pouvoir » cambodgien.

Dans un tel contexte, le résultat du scrutin ne fait guère de doute : personne ne peut plus se mesurer à la mécanique du parti en place. « L’espace politique pour tous ceux qui défendent les droits humains et la démocratie ne cesse de se restreindre », constate Soeung Saroen, directeur du Comité pour la coopération au Cambodge, une coalition d’ONG de la société civile.

Les thuriféraires du système ne sont pas d’accord : si on les écoute, les dix-neuf autres partis qui se présentent aux élections de dimanche démontrent bien une vitalité démocratique héritée des accords de Paris, signés en 1991 dans le but de lancer un Cambodge ruiné par la période des Khmers rouges (1975-1979) sur la voie des libertés politiques.

« Comment pouvez-vous dire que ces élections ne sont qu’une formalité ? », s’insurge Dim Sovanarom, porte-parole de la Commission électorale nationale. Selon cet ancien journaliste parfaitement francophone, les « élections sont organisées dans le cadre d’un système de multipartisme au sein duquel il n’y a pas de “grands” ou de “petits” partis : tous sont égaux devant la Constitution ». Quant à la dissolution du PSNC, le grand parti de l’opposition, « c’est une décision de justice, ne mélangez pas la cause et les conséquences », avertit M. Dim…

Certes. Mais sur les vingt partis en lice, guère plus de trois ou quatre peuvent être considérés comme de « vraies » formations d’opposition. Et le Grassroots Democratic Party, formation cofondée par le défunt ténor de la société civile Kem Ley, abattu dans des circonstances mystérieuses il y a deux ans, n’a pu réunir que 300 000 dollars de budget pour sa campagne électorale.

« Poigne de fer »

Quant aux autres partis, soit ils servent de faire valoir au gouvernement, soit ils sont dirigés par des personnages parfois un brin farfelus : le parti Dharmacracy, jeu de mots construit à partir du concept de « dharma », qui dans la religion bouddhiste majoritaire au Cambodge définit les enseignements du bouddha, est dirigé par une dame se targuant du fait que son entrée en politique lui a été dictée par un esprit…

« La plupart des partis sont des nouveau-nés, des lucioles qui vont s’éteindre bientôt », estime, en une métaphore typiquement khmère, Sokry Zharon, 23 ans, l’un des créateurs du forum de discussion public pour la jeunesse « politikoffee ». Un espace de liberté qui survit, hébergé dans un think-tank allemand. Mais Sokry Zharon refuse tout de même de dire, par prudence, pour qui il ira voter.

Le premier ministre Hun Sen s’est livré, vendredi, devant des dizaines de milliers de militants habillés de blanc et bleu, couleurs du parti, à une tirade publique dont il est coutumier. Se félicitant d’avoir « éliminé les traîtres qui voulaient renverser le gouvernement », le chef de gouvernement a justifié sa « poigne de fer », celle-ci permettant au Cambodge ne plus « être en état de guerre ».

Hun Sen compte sur deux piliers pour asseoir le socle de sa réputation et garantir la pérennité de son pouvoir : son statut d’ancien transfuge khmer rouge passé à temps du côté des Vietnamiens qui ont libéré le pays en 1979 et mis fin au cauchemar génocidaire ; et le fait qu’il a réussi à assurer depuis des années une certaine prospérité pour un pays désormais classé par la Banque mondiale sur la liste des nations aux « revenus intermédiaires dans la tranche inférieure ». Une évolution remarquable par rapport au passé de misère et de terreur.

Pour le milliardaire sino-khmer Sear Rithy, 49 ans, magnat de l’immobilier et de la logistique, une chose est ainsi certaine : « Hun Sen a réussi à réunifier le pays et assurer la stabilité politique qui est garante de la paix. » Le père de M. Sear était réparateur de bicyclettes, sa mère cuisinière. Il n’oubliera jamais le camp d’enfants où il vécut jusqu’à l’âge de huit ans. « Je me souviens de cette scène dans une rizière : une jeune fille violée par un soldat khmer rouge. Après il l’a égorgé et lui a planté une grenade dans le vagin. Je sais ce que guerre et paix veulent dire. »