En cette matinée de juin, la piscine déserte du Sofitel Médina, à Essaouira, réfléchit les rayons du soleil. Quelques clients, attirés par le clapotis, avalent leur petit-déjeuner autour du grand bassin, sous le regard attentif d’une équipe de serveurs au garde-à-vous. L’hôtel de luxe d’Essaouira, petite cité marocaine au bord de l’océan Atlantique, se réveille paisiblement quand André Azoulay, 77 ans, vient perturber – sans le vouloir – cette quiétude.

Après avoir salué les serveurs venus en nombre pour l’accueillir, le conseiller du roi Mohammed VI s’excuse de son retard. « Ma nuit a été courte », dit-il en se laissant tomber sur une banquette. La veille, comme chaque année depuis vingt ans, l’ancien banquier de BNP Paribas a assisté avec sa femme au festival Gnaoua et Musiques du monde (du 21 au 23 juin) et la soirée s’est éternisée. « Je suis rentré à 3 h 30, c’est fascinant de voir ces milliers de personnes dans les rues, de tous les âges, de toutes les couleurs, de toutes les nationalités », savoure celui qui fut à l’origine de la création du festival, en 1998.

Il n’a dormi que quelques heures mais son visage ne montre aucune trace de fatigue. Sa moustache est finement taillée, ses cheveux blancs impeccablement coiffés. Avec son pull saumon, son pantalon noir et sa casquette Royal Air Maroc, André Azoulay pourrait passer pour un touriste. Il est pourtant ici chez lui.

« Réflexion et proposition »

Ses yeux gris-bleu se posent sur l’enregistreur posé devant lui. S’il a accepté cet entretien, c’est pour parler d’Essaouira, sa ville natale, et des projets qu’il y a réalisés depuis 1991, date à laquelle il a quitté Paris et la direction de BNP Paribas pour prendre son poste de conseiller économique et financier du roi Hassan II.

D’Essaouira, effectivement, il pourrait parler des heures, balayant de la main les questions qui s’éloignent de son sujet de prédilection. André Azoulay avait prévenu, il ne veut pas parler de politique. « Les gens manifestent ici. Très bien ! C’est aussi la manifestation d’un système qui autorise tout cela », répond-il à une question concernant les mouvements sociaux qui ont secoué le royaume ces derniers mois. André Azoulay excelle dans l’art de ne pas en dire trop.

Premier Marocain de confession juive à occuper les fonctions de conseiller du roi, il est passé du statut d’homme clé du système d’Hassan II, s’illustrant notamment par son carnet d’adresses et ses relations dans les médias français, à celui de collaborateur de second plan lors de la passation de pouvoir au jeune Mohammed VI. « Ça fait vingt-sept ans que je suis conseiller du roi et j’en suis très fier. C’est un privilège, un honneur et j’essaie de faire de mon mieux », explique-t-il sans trop s’étendre sur son rôle auprès du monarque.

« Il n’y a plus de conseiller spécialisé aujourd’hui. Les conseillers n’ont pas de responsabilités exécutives. Ils sont dans un processus de réflexion et de proposition. Essaouira porte une réflexion culturelle, elle est dans le cœur de ce réacteur », ajoute-t-il pour revenir à la conversation souhaitée. L’art et la culture comme outil de développement d’un projet de société, voilà ce dont il veut parler.

Lutter contre l’amnésie

Car André Azoulay en est convaincu, l’histoire d’Essaouira sera son avenir. Dès 1992, il décide de créer l’association Essaouira-Mogador, dont l’objectif est de mettre en place une politique de développement à partir du patrimoine culturel et artistique de la ville et de promouvoir le métissage des cultures et des religions. À cette époque, Essaouira connaît une profonde dépression, les touristes la boudent. La cité fortifiée à des airs de ville à vendre.

« Ma femme avait écrit deux livres sur Essaouira, qui avaient rencontré un bon succès, donc on s’est dit que ce n’était pas complètement foutu. Il y a un intérêt des enfants d’Essaouira pour la ville, partout où ils se trouvent dans le monde. Alors on s’est dit : on ne va rien demander à personne et on va repartir avec ce qui nous appartient et que personne ne nous prendra et ne nous offrira non plus. » Aujourd’hui, la ville accueille huit festivals, dont le plus important, le festival Gnaoua, attire près de 400 000 personnes le temps d’un week-end. Dans la médina, les riads abritent désormais toute l’année un flot continu de touristes.

Mais l’histoire d’Essaouira, c’est aussi celle de la communauté juive, qui comptait près de 10 000 personnes au milieu du XIXe siècle. A une époque, la ville a abrité jusqu’à 47 synagogues. À présent, une soixantaine de juifs marocains résident encore dans la « cité des alizés » et, tous les jours, des centaines de touristes de confession juive viennent la visiter.

Pour lutter contre l’amnésie, celui qui milite depuis cinquante ans pour la création d’un Etat palestinien a eu l’idée de fonder, il y a quinze ans, le festival des Andalousies atlantiques, où les scènes sont réservées à des artistes de confessions juive et musulmane. « Vous avez déjà vu ça ailleurs ? Quand on parle de juifs et de musulmans aujourd’hui, c’est souvent dans la confrontation, malheureusement. Et là on est dans le respect des sensibilités et des histoires de chacun », se targue André Azoulay, qui, dans un élan d’enthousiasme, propose de continuer la conversation en marchant dans les ruelles de la médina.

Poignées de mains et selfies

L’homme connaît chaque vieille pierre de la cité qui l’a vu naître et exalte ce décor comme s’il le découvrait pour la première fois. « Regardez cet archipel qui est là, dit-il en pointant du doigt un massif rocheux au large. On dirait qu’il a été dessiné par quelqu’un pour être posé là. »

André Azoulay guide touristique montre l’emplacement d’une ancienne synagogue, l’hôtel dans lequel Jimi Hendrix résidait lors de ses séjours à Essaouira, mais aussi la maison dans laquelle a grandi sa femme, l’écrivaine Katia Brami, qu’il a épousée en 1966 et avec laquelle il a élevé trois filles. Audrey, la benjamine, a été ministre de la culture de François Hollande avant d’être nommée à la tête de l’Unesco, en novembre 2017. Chez les Azoulay, la culture est héréditaire.

Régulièrement, André Azoulay doit interrompre sa visite, alpagué par les passants. Les poignées de mains et les selfies sont tellement réguliers qu’il se sent obligé de se justifier. « Vous allez croire que tout cela est prémédité, mais je vous assure que c’est spontané. »

Sur la place Moulay-Hassan, l’une des plus grandes de la ville, entre le port et la médina, des jeunes un peu trop démonstratifs obligent ses gardes du corps, jusqu’alors invisibles, à se manifester. André Azoulay leur accorde néanmoins une photo. « J’accepte que mes gardes de corps viennent avec moi pour leur faire plaisir, mais vraiment je n’ai pas besoin d’eux, je suis ici chez moi », relativise celui qui vit pourtant la plupart du temps à Rabat et avoue regretter de ne pas avoir investi dans une maison à Essaouira.

Diplomatie culturelle

La visite s’achève sur le chantier de Bayet Dakira, la maison de la mémoire, un projet porté par l’association Essaouira-Mogador depuis trois ans. Le lieu abritera une synagogue, des salles d’exposition et un centre de recherche pour l’étude des relations entre l’islam et le judaïsme. « Elles ont tellement été abîmées », déplore le conseiller du roi, qui souhaite que ce lieu soit ouvert à tous, surtout à ses compatriotes musulmans.

Si André Azoulay n’est plus un conseiller de premier plan, son travail à Essaouira sert à n’en pas douter le pouvoir royal. Aujourd’hui, la diplomatie culturelle, centrale dans le règne de Mohammed VI, permet au Maroc d’envoyer à l’étranger l’image d’un pays ouvert, moderne et modéré. « Tout ça va bien au-delà », estime André Azoulay, pour qui la culture n’est pas qu’un simple objectif politique, mais un espace de résistance à la régression, un antidote à tous les vents mauvais.