La reine devant la Chambre des Lords, le 15 novembre 2006. / ADRIAN DENNIS / AFP

Etre née avec une cuillère d’argent dans la bouche ne permet pas tout, même en 2018. Six Ladies, filles de Lords éduquées à l’ombre des majestueux châteaux et des conventions de l’aristocratie britannique ont décidé de s’attaquer à une tradition multiséculaire propre à leur rang. Celle qui veut que, parce qu’elles sont nées femmes, elles ne puissent hériter du siège de leur père à la Chambre des Lords, comme leurs frères, cousins, oncles, pères, grands-pères.

Une coutume atavique qu’elles jugent d’autant plus « obsolète et inacceptable » à l’heure où l’égalité entre les femmes et les hommes progresse dans bien d’autres domaines de la société. Appuyées par des avocats de renom, Henrietta Byng, Willa Franks, Eliza Dundas, Sarah Long, Charlotte Carew Pole et Tanya Field, âgées de 20 à 59 ans, ont donc décidé de mener campagne sur le sujet. Elles attaquent le Royaume-Uni devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour discrimination sexuelle, comme le rapporte le Daily Mail.

La plainte, déposée fin juillet, s’appuie sur l’article 14 de la CEDH associé à l’article 3 de son premier protocole, qui établit le droit à une élection libre, selon Le Figaro, qui consacre un article au sujet.

La règle de la primogéniture masculine

Chambre haute et non élue du Parlement, la Chambre des Lords était autrefois composée des représentants de la noblesse, qui se transmettaient leur siège de père en fils. En 1958, pour la première fois dans l’histoire, les femmes obtiennent le droit d’y siéger. Depuis une réforme de 1999, elle est composée pour l’essentiel de personnalités nommées à vie par le gouvernement, mais aussi d’archevêques et d’évêques.

Toutefois, pour ne pas provoquer l’ire des nobles, cette réforme leur avait préservé 92 sièges à se répartir – dits « pairs héréditaires » –, comme le rappelle Le Figaro. Et lorsqu’un de leurs sièges se libère, ils sont les seuls à être désignés par une élection, par leurs pairs. Or, selon la règle de la « primogéniture masculine », les titres ne peuvent être transmis aux filles. « Tous les Lords du collège aristocratique sont donc des hommes. A une exception près, la comtesse de Mar, dont la famille autorise la succession des filles », souligne l’article.

« Dernier bastion de discrimination sexuelle »

« C’est le dernier bastion où on trouve des discriminations sexuelles dans notre pays », dénonce dans les colonnes du Daily Mail Henrietta Bying, l’une des plaignantes, aînée de trois filles, qui, si rien ne change d’ici la mort de son père, verrait donc un lointain cousin canadien lui confisquer sa place de Lord. Son père, fils unique et membre actif de l’institution établie au XIVsiècle, souhaiterait lui aussi pouvoir transmettre son siège à sa fille.

Une discrimination qui revient, selon Mme Bying, à considérer qu’elle n’est « pas l’égale d’un homme en politique ». D’autant plus inacceptable dans une monarchie régie par des femmes : une première ministre et des reines qui affichent les plus longs règnes. « La chambre des Lords est restée au Moyen Age », tance l’éditrice, bardée de diplômes.

« Le vrai problème, c’est que ça se passe au sein de l’élite qui est supposée donner l’exemple, analyse Shauneen Lambe, avocate britannique spécialiste du droit des femmes, interviewée sur le sujet par France 2. Si on laisse cette discrimination sexuelle continuer, cela envoie un mauvais message au reste de la société. »

« Mon père a suggéré que je change de sexe »

« Mon père a trouvé une solution pour le moins ironique au problème de la primogéniture masculine en suggérant que je change de sexe », préfère plaisanter Willa Franks, directrice d’une garderie, elle aussi aînée de quatre filles qui verrait le titre ancestral de sa famille revenir à un oncle, faute de descendant masculin. « Pour moi, c’est surtout une question d’égalité des droits pour les femmes, pas d’héritage », abonde la jeune Lady Eliza Dundas, étudiante en psychologie, fille d’un comte, petite-fille d’un marquis et aînée de trois sœurs. Dans sa famille, tous soutiennent sa bataille : « Mon grand-père de 80 ans trouve ça fantastique ! »

Quant à Tanya Field, elle est peut-être celle qui ressemble le moins à l’idée que l’on pourrait se faire de l’aristocratie britannique, dépeinte dans la série Downtown Abbey. Cette travailleuse sociale vit dans une maison mitoyenne des plus banales, et son titre ne lui est d’aucune utilité dans son milieu professionnel précaire. Si elle s’investit dans cette campagne, c’est avant tout pour mettre fin à l’injuste primogéniture masculine. « Si j’héritais du titre de mon père, je ne l’utiliserais pas. Je trouve cela totalement hors de propos et ça ne colle pas avec la vie que j’ai choisie : ne pas gagner plus que le salaire minimum », explique-t-elle.

Quand son père est mort l’année dernière, le titre de Lord est revenu à son petit frère, raconte, quant à elle, Sarah Long, à la tête d’une galerie d’art. Cette descendante d’une famille très politique se bat aujourd’hui pour pouvoir postuler au Registre des pairs héréditaires, lui permettant d’être éligible à la Chambre des Lords, où elle souhaiterait œuvrer pour les victimes du Thalidomide – des effets duquel son frère souffre –, ce médicament utilisé comme antinauséeux dans les années 1950 et 1960 par les femmes enceintes et qui a provoqué de graves malformations congénitales. « Mon frère n’est pas marié et culpabilise de ne pas avoir de descendant. Sans autre homme dans la famille, notre titre mourra. Alors il soutient notre campagne. »

« Les femmes ont obtenu le droit de vote il y a cent ans, pourtant nous n’avons toujours pas les mêmes droits »

A l’origine de ce combat, il y a Charlotte Carew Pole. Cette Londonienne de 42 ans explique le mener pour sa fille : « Il n’y a qu’au sein de l’aristocratie que perdure encore l’idée ridicule qu’un fils vaut mieux qu’une fille, et cela me met vraiment en colère de penser que [ma fille] pourrait ne jamais hériter du titre de son père simplement du fait de son genre. Les femmes ont obtenu le droit de vote il y a cent ans, pourtant, nous n’avons toujours pas les mêmes droits politiques que les hommes », tance-t-elle.

La Ladie espère que le gouvernement britannique saura se saisir de la question, sans attendre la décision de la CEDH, qui pourrait ne pas être rendue avant deux ou trois ans. « Peut-être que ça pourrait aider Theresa May à se sortir d’autres problèmes politiques, avance-t-elle. Ce pourrait être un acquis positif pour elle. »

En 2013, une campagne avait déjà tenté de réviser les règles d’hérédité de l’aristocratie. En vain. En février 2018, une femme, nommée par la reine, est toutefois devenue la première black rod ou huissière au bâton noir du Parlement britannique, une fonction vieille de six cent cinquante ans, dont l’une des célèbres missions est de se faire claquer la porte au nez par les députés. Envoyé de la Chambre des Lords à la Chambre des communes pour convoquer les députés, l’huissier se voit claquer la porte au nez, symbole de l’indépendance de la chambre basse.

La couronne, quant à elle, a su faire évoluer ses lois de succession : à la suite d’une réforme souhaitée par la reine Elizabeth II, qui met fin au droit de primogéniture masculine, c’est désormais l’enfant le plus âgé du souverain en titre qui hérite du trône, quel que soit son sexe, et non le garçon le plus âgé.

En attendant que les progrès suivent pour leur institution, les six Ladies frondeuses espèrent que leur campagne permettra d’interpeller l’opinion publique britannique. Bien que conscientes de « faire partie d’une élite », toutes estiment que le moment est favorable à leur combat, dans la foulée du mouvement de libération de la parole des femmes qui a suivi l’affaire Weinstein.