Les militantes du collectif de la société civile à l’origine du projet de loi actuel – la Campagne nationale pour le droit à l’avortement légal, sans risque et gratuit – ont choisi, dès 2005, le symbole du foulard vert. Manifestation, dimanche 5 août, devant le Congrès, à Buenos Aires. / ANITA POUCHARD SERRA POUR LE MONDE

Auteure de nombreux ouvrages consacrés aux mouvements féministes, l’historienne et sociologue argentine Dora Barrancos est intervenue, le 10 juillet, devant une commission du Sénat pour défendre le projet de loi visant à légaliser l’interruption volontaire de grossesse (IVG).

Lors d’une rencontre avec Le Monde à Buenos Aires, elle revient sur l’origine du texte, rédigé en 2007 par un collectif d’ONG, adopté en première lecture par la chambre des députés le 14 juin, et qui doit être examiné par les sénateurs mercredi 8 août.

Contrairement à d’autres pays, la revendication de l’IVG n’est pas conduite, en Argentine, par un parti politique ni par une figure emblématique – comme a pu l’être Simone Veil en France – mais par un collectif de la société civile. Comment expliquez-vous cela ?

Il y a, en Argentine, une longue tradition de politisation, de lutte des femmes. Le meilleur exemple d’une féminisation de la politique est Evita Peron. Et plus récemment, les Mères et les Grands-Mères de la place de Mai [en lutte depuis plus de quarante ans pour faire la lumière sur les disparitions d’opposants pendant la dictature de 1976 à 1983]. En ce qui concerne la légalisation de l’avortement, il faut souligner que, sur le plan historique, cette exigence n’apparaît pas dans les demandes des premiers mouvements féministes nés au siècle dernier en Argentine. A l’époque, les féministes revendiquaient en priorité des droits civils et politiques.

Quand et comment se produit le changement ?

Les choses changent après la dictature militaire. Au retour de la démocratie, on assiste à une sorte de résurrection du féminisme avec l’apparition, notamment, de centres d’études sur la condition féminine au sein de la faculté de psychologie de l’université de Buenos Aires. Dans tout le pays, se forment des groupes défendant les droits des femmes, s’occupant désormais de thèmes nouveaux comme ceux de la violence domestique et de la violence sexuelle. En 1987, un groupe de militantes forme la Commission nationale pour les droits sexuels et reproductifs.

Les Rencontres nationales de femmes, qui ont lieu tous les ans depuis 1986, réunissant des dizaines de milliers de femmes dans une ville différente du pays, jouent là un rôle décisif.

Les luttes pour la dépénalisation et la légalisation de l’avortement se sont en effet renforcées pendant ces Rencontres, mobilisant des femmes de différents groupes sociaux, avec des manifestations plus organiques et plus démocratiques pour présenter des projets au Congrès. A partir de 2003, s’y développent des ateliers consacrés à l’avortement, avec des représentantes de toutes les provinces. Et le 28 mai 2005 est lancée la Campagne nationale pour l’avortement légal sans risque et gratuit, issue des discussions menées lors de ces Rencontres. Le collectif regroupe aujourd’hui quelque cinq cents organisations. L’actuel projet de loi [rédigé par des membres de ce collectif] est le fruit d’un long travail militant.

Qui sont aujourd’hui les féministes argentines ?

Si, par le passé, les féministes venaient en majorité de la classe moyenne, étaient des professionnelles ou des femmes ayant suivi des études universitaires et vivaient dans les grandes villes, aujourd’hui elles sont présentes partout, dans les syndicats ou les organisations de quartier. Il n’y a plus d’examen d’entrée pour être considérée comme féministe ! Cela dépend de la volonté de chacune.

Au cours des dernières années, pourquoi et comment la lutte en faveur de l’IVG légale s’est-elle accélérée ?

En 2012, un important arrêt de la Cour suprême de justice a rappelé que, selon la loi, une IVG pratiquée à la suite d’un viol n’était pas punissable. Les juges se prononçaient alors sur le cas d’une adolescente violée par son beau-père, dans la province de Chubut, et à qui l’hôpital avait exigé l’autorisation d’un juge pour avorter. La Cour détermina que les hôpitaux devaient interrompre les grossesses survenues dans de telles conditions, et cela sans nécessité d’une quelconque intervention judiciaire. La Cour a également exigé que les provinces se dotent d’un protocole d’accès aux avortements non punissables.

Malheureusement, ce protocole n’est pas appliqué dans de nombreuses provinces [le président Mauricio Macri, à l’époque maire de Buenos Aires, y avait même posé son veto dans la capitale, en 2012], démontrant les résistances à appliquer ce que la loi permet pourtant. Les mentalités ont cependant évolué au cours des dernières années. L’Argentine est pionnière sur le continent avec l’adoption d’une série de lois progressistes, comme l’éducation sexuelle intégrale (2006), le mariage pour tous (2010), l’identité de genre (2012) ou la PMA pour toutes (2013). L’avortement n’est plus un thème tabou.

Quel rôle ont joué les réseaux sociaux ?

Il a été décisif pour relayer le vent de révolte. Sur le plan international, il y a eu une prise de conscience collective incarnée par #MeToo cette année. En Argentine, dès 2015, des manifestations massives contre les violences faites aux femmes avec le mot-clé #NiUnaMenos (« pas une [femme] de moins ») ont eu, soudain, une grande répercussion dans les médias. Les dénonciations de harcèlement et d’agressions sexuelles ont très vite débouché sur la dénonciation d’une autre sorte de violence faite aux femmes : celle issue de l’illégalité de l’avortement.

Par milliers, des femmes sont descendues dans les rues, arborant le foulard vert, symbole de la lutte pour la légalisation de l’IVG. Le nouveau mot-clé est devenu #AbortoLegalYa (avortement légal maintenant).

C’est le président de droite Mauricio Macri qui, lors de l’ouverture de la session parlementaire, en février, a permis que le projet de loi, présenté six autres fois au Parlement depuis 2007 sans succès, soit enfin débattu. Pourquoi lui, qui s’est déclaré personnellement opposé à l’IVG, a-t-il pris ce risque ?

M. Macri ne l’a pas fait en pensant qu’il allait conquérir de nouveaux votes. Cela tient à sa personnalité. Il n’apparaît pas comme un homme de profonde conviction religieuse, un homme de catéchisme, mais simplement comme un conservateur. C’est un homme de calcul, qui a cherché à bousculer l’agenda politique pour masquer les problèmes de son gouvernement et la baisse de sa popularité dans les sondages, dès décembre 2017, à la suite des grandes manifestations pour protester contre la réforme du calcul des pensions et une inflation galopante.

Le débat a fait apparaître de profondes fissures au sein du parti au pouvoir comme dans l’opposition, entre pro et anti-IVG légale. Reste à savoir si, après le vote du 8 août, ces divisions auront des conséquences politiques.

Quel rôle joue l’Eglise catholique ? Le fait que le pape François soit argentin a-t-il une influence ?

Après la légalisation de l’avortement en Irlande, l’Eglise pèse de tout son poids pour que l’IVG ne soit pas légalisée dans le pays de Jorge Bergoglio, devenu le pape François. Mais celui-ci a une influence limitée, du fait qu’il entretient de mauvaises relations avec Mauricio Macri. Il aurait eu plus d’influence si [l’ex-présidente péroniste] Cristina Kirchner était encore au pouvoir, à cause des liens entre Bergoglio et les péronistes. L’Argentine est, en outre, beaucoup moins imprégnée de catholicisme que la plupart des autres pays du continent où l’IVG est également interdite.

Existe-t-il des chiffres sur le nombre d’IVG réalisées actuellement ?

Une étude de 2005 [commandée par le ministère de la santé] établissait aux alentours de 450 000 le nombre annuel d’IVG. Mais la plupart des femmes le font encore dans la clandestinité et dans de mauvaises conditions sanitaires, sauf les plus riches qui ont les moyens d’avorter dans des cliniques en toute sécurité.

Encore aujourd’hui, l’avortement est la première cause de mort maternelle dans dix-sept des vingt-quatre provinces argentines. En l’absence de statistiques officielles, les ONG calculent qu’une centaine de femmes y succombent tous les ans. Dans ce contexte, il faut saluer l’apparition dans tout le pays de groupes de femmes qui agissent comme des « secouristes » de leurs congénères qui décident d’avorter. Elles les accompagnent, les soutiennent et les aident à se procurer du misoprostol [un antigastrique qui provoque des contractions utérines].

Si le projet de loi est adopté, croyez-vous que cela aura un impact sur le continent ?

Cela aura un énorme impact dans d’autres pays d’Amérique latine, où existe également une tradition de lutte féminine. Je pense en particulier au Costa Rica, où la vice-présidente est une femme très intéressante, à la Colombie, où existe déjà une loi autorisant l’avortement pour les adolescentes de moins de 14 ans, dont la grossesse est automatiquement considérée comme le résultat d’un viol, mais aussi à la Bolivie d’Evo Morales.

Le cas du Brésil est plus compliqué à cause du poids des groupes fondamentalistes chrétiens – pas forcément catholiques, mais surtout évangéliques – qui détiennent 17 % des sièges à la chambre des députés, et font obstacle aux revendications des droits des femmes. L’Argentine a déjà exporté vers d’autres pays les lois progressistes qu’elle a adoptées, comme celle du mariage pour tous, mais également celle de l’identité de genre, qui a été copiée même en Europe, notamment par le Danemark !

Et si le texte était finalement rejeté par le Sénat, mercredi ?

Quel que soit le résultat du vote, un pas immense a été franchi. La « marée verte » qui a déferlé sur l’Argentine va continuer, voire s’amplifier, avec l’apparition, notamment, d’un mouvement inédit d’adolescentes, de collégiennes qui ont pris d’assaut leurs écoles et les ont occupées avant le vote à la chambre des députés, le 14 juin. Une nouvelle génération, encore plus radicale que la précédente, qui occupe le devant de la scène à Buenos Aires depuis plusieurs mois.

Argentine : à la rencontre des pro et anti-avortement, à la veille du vote sur une légalisation