Le choix du chef de l’Etat est fait : la Tunisie doit entrer dans l’âge de l’égalité entre hommes et femmes en matière d’héritage. Béji Caïd Essebsi a annoncé, lundi 13 août, lors d’un discours solennel à l’occasion de la « Journée de la femme » en Tunisie, son ralliement à la cause de l’égalité successorale qu’avaient jusque-là défendue en vain les féministes tunisiennes. M. Essebsi a souhaité que l’Assemblée des représentants du peuple (ARP, le Parlement tunisien) se saisisse sans tarder d’un projet de loi instituant une réforme en ce sens.

Selon le droit successoral actuel, inspiré des préceptes coraniques, la femme n’hérite que de la moitié de la part de l’homme à même degré de parenté. Une Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe), mise en place fin 2017 par le chef de l’Etat, avait préconisé dans un rapport rendu mi-juin d’établir l’égalité de principe entre hommes et femmes sur ce domaine très sensible qui touche aux patrimoines familiaux.

Après s’être donné le temps de la réflexion, M. Essebsi a entériné ce projet de réforme. S’il a précisé que les testateurs désireux de maintenir l’actuel régime de l’inégalité en auront la liberté, la position du chef de l’Etat n’en marque pas moins une victoire des féministes, dans la mesure où le principe de l’égalité sera posé a priori – si le projet de loi est adopté. En revanche, M. Essebsi n’a rien dit sur les autres propositions de la Colibe – dépénalisation de l’homosexualité, abolition de la peine de mort –, ce qui semble signer l’enterrement de ces dernières.

Querelle idéologique

La proposition du président promet d’aviver un débat qui enfièvre déjà la Tunisie depuis quelques semaines. Les recommandations de la Colibe ont en effet remis au goût du jour la querelle idéologique entre modernistes et islamistes dont le pays avait été le théâtre au lendemain de la révolution de 2011.

Après avoir atteint son paroxysme en 2013, le conflit s’était estompé avec l’adoption à la quasi-unanimité de la Constitution de 2014 et, un an plus tard, la formation d’un gouvernement de coalition entre Nidaa Tounès, le parti du président, et le mouvement islamiste Ennahda. La tension remonte désormais alors qu’Ennahda, plutôt conciliant – voire suiviste – ces trois dernières années à l’égard du chef de l’Etat et de son parti, est tenté par le raidissement. Sa victoire aux élections municipales du printemps l’a encouragé, selon les analystes à Tunis, à hausser le ton.

Le réveil de cette fracture que les Tunisiens qualifient d’« identitaire » illustre à quel point le consensus établi autour de la Constitution de 2014 a été arraché au prix de bien des malentendus, voire des contradictions. Celles-ci se révèlent aujourd’hui au grand jour. La loi fondamentale dispose en effet que « l’islam est la religion » de la Tunisie, tout en instituant un « Etat civil basé sur la citoyenneté ». Elle assigne en outre à l’Etat la mission de « protéger le sacré » tout en « garantissant la liberté de conscience », dans une juxtaposition de principes qualifiée de « pot-pourri constitutionnel » par le professeur de droit Yadh Ben Achour dans son ouvrage Tunisie, une révolution en pays d’islam (Cérès éditions, 2016). Enfin, elle pose que « les citoyens et citoyennes sont égaux devant la loi sans discrimination », tout en assurant qu’il « incombe à l’Etat de protéger la famille, cellule de base de la société ».

Aussi les deux camps se drapent-ils aujourd’hui dans les principes de la même Constitution pour défendre des positions opposées. Si les propositions de la Colibe embrassent bien des domaines – la peine capitale, les discriminations anti-homosexuels, le statut de « chef de famille », le délai de remariage des femmes, etc. –, la controverse s’est surtout cristallisée autour de l’égalité dans l’héritage, dont la portée, symbolique autant qu’économique, est la plus lourde. La législation actuelle est de plus en plus contestée par les féministes tunisiennes, au nom du rôle croissant jouée par les femmes dans la vie socio-économique et donc dans la formation des patrimoines.

La Colibe a proposé que le principe d’égalité dans l’héritage soit affirmé entre fils et fille, frère et sœur, époux et épouse et père et mère. Afin de ménager les sensibilités conservatrices, la commission a toutefois suggéré de réserver la possibilité au testateur, en cas de désaccord avec cette nouvelle règle, de retourner à l’inégalité à travers une déclaration faite son vivant devant un notaire. Le président Essebsi a entériné cette formule de compromis censée concilier les tenants de l’égalité et les traditionalistes.

Crise fratricide

En osant une telle avancée, le chef de l’Etat, âgé de 91 ans et dont le mandat s’achève fin 2019, souhaite à l’évidence entrer dans l’histoire comme un réformateur dans le sillage de l’œuvre pionnière léguée à la postérité par le « père de la nation », Habib Bourguiba – notamment les droits des femmes, inscrits dans le Code du statut personnel de 1956. « Béji Caïd Essebsi veut s’inscrire dans la continuité de Bourguiba », confirme Salwa Hamrouni, professeure de droit et membre de la Colibe.

Les temps ont toutefois changé et la marge de manœuvre de l’actuel chef de l’Etat n’est pas celle de son illustre devancier et mentor. « Bourguiba s’appuyait sur son charisme personnel et un parti unique discipliné », relève Slim Laghmani, autre professeur de droit membre de la Colibe. Deux attributs qui font aujourd’hui défaut au président de la République, très affaibli en raison de la crise fratricide qui déchire son parti, dirigé par son propre fils, Hafedh Caïd Essebsi.

La principale difficulté qui attend le chef de l’Etat et les modernistes tient dans l’opposition du camp conservateur. Des manifestations hostiles aux propositions de la Colibe – souvent caricaturées – ont eu lieu dans plusieurs villes de Tunisie, dont l’une à Tunis ayant rassemblé le 10 août environ 6 000 personnes. Aux yeux des manifestants, la réforme instaurant l’égalité dans l’héritage est une atteinte au Coran et à l’« identité arabo-musulmane » de la Tunisie. Les sondages semblent indiquer que ces partisans du statu quo sont majoritaires dans la population.

Le parti Ennahda, qui a pourtant dépoussiéré son orthodoxie originelle pour se présenter comme « démocrate musulman », cherche à capitaliser sur ce courant d’opinion, au risque de brouiller son image internationale, celle d’un mouvement ayant pleinement embrassé la modernité. Le bien-fondé d’une réforme de l’héritage est par principe contesté par les dirigeants d’Ennahda. « Il n’est pas vrai que les préceptes de l’islam soient contraires à l’égalité, affirme Naoufel Jammali, membre du bureau politique du parti. C’est un faux débat. »

Sentiment de solitude

Selon l’argumentaire présenté par les opposants à la réforme, il existe de nombreux cas où « la femme hérite d’une part égale ou supérieure à celle de l’homme » ; ce à quoi les modernistes répliquent que de telles situations se limitent aux relations parentales éloignées, alors que l’inégalité est systématique pour « le même degré de parenté ».

« Il existe une tradition, qu’il faut respecter, objecte M. Jammali. La chambouler de manière brutale n’est pas judicieux. » Une position acceptable pour Ennahda consisterait à renverser les termes de la proposition de la Colibe retenue par le chef de l’Etat : poser comme principe premier le respect du statu quo, tout en laissant au testateur le choix de prévoir une éventuelle répartition égalitaire de son bien. Ainsi le postulat coranique serait-il préservé. La part du symbole est cruciale dans ce débat.

Si l’avis d’Ennahda est si important, c’est que le parti dispose du premier groupe parlementaire (69 députés sur 217). Au lendemain du discours présidentiel, Ennahda maintiendra-t-il son opposition de principe à cette réforme ? Si tel devait être le cas, l’adoption du projet de loi requerra une union sans faille de tous les groupes parlementaires non islamistes : Nidaa Tounès, Machrouu Tounès, Front populaire, Afek Tounès, Union patriotique libre, etc.

Or l’affaire s’annonce compliquée si l’on en juge par l’embarras qu’ont jusqu’à présent trahi nombre de ces partis. Alors que la controverse s’enfiévrait ces dernières semaines, les membres de la Colibe, qui multipliaient les plaidoyers en faveur de leurs idées, ont éprouvé un amer sentiment de solitude. Seule une fraction de la société civile, celle attachée aux libertés individuelles, leur a témoigné un soutien ostensible, en particulier à la présidente de la commission, Bochra Belhaj Hmida, qui a fait l’objet de menaces de « lapidation » de la part d’un prédicateur extrémiste.

« Nous nous sommes sentis faibles et isolés, témoigne Slaheddine Jourchi, membre de la Colibe. Nous n’avons pas vraiment été soutenus par les autorités et les partis politiques, même ceux qui se disent modernistes. » Le climat changera-t-il après l’intervention du chef de l’Etat ?