« Mon frère et moi, kif-kif », « Stop the war on women » (« Arrêtez la guerre contre les femmes »)… Les pancartes dansent sur la foule enveloppée dans le drapeau tunisien. Devant le théâtre municipal de l’avenue Bourguiba, au cœur d’un Tunis déserté par les congés scolaires, « ils » et « elles » ont tenu à venir, lundi 13 août, proclamer, chanter, hurler leur soutien à la cause de l’égalité entre hommes et femmes dans l’héritage. Après une longue phase d’accalmie politique, sas de décompression après le pic de fièvre post-révolutionnaire des années 2012-2013, la Tunisie s’offre à nouveau une auguste querelle.

Faut-il répartir à égalité les successions familiales entre hommes et femmes ? « Oui », a répondu quelques heures plus tôt le chef de l’Etat, Béji Caïd Essebsi, dans un discours solennel à l’occasion de la Journée de la femme en Tunisie. « Oui », entonne en chœur la foule agglomérée devant les marches du théâtre municipal. Le rassemblement n’est pas massif. Entre 2 000 et 3 000 personnes, ce n’est pas un raz-de-marée. Mais l’essentiel est d’être là, présent sur le pavé, et ne pas le laisser aux « autres », le camp conservateur d’obédience islamiste dressé contre cette réforme.

« Je suis là pour contrer l’islamisation »

Awatef Saadi, drapeau tunisien – croissant et étoile sur fond rouge – porté en écharpe, rayonne. Tunisienne travaillant dans le golfe Persique, elle est là un peu par hasard, surprise par la controverse en plein voyage d’affaires dans son pays natal. Elle n’a pas hésité un seul instant quand elle a eu vent de cette manifestation. « Je suis là pour contrer l’islamisation et la régression, clame-t-elle. La femme tunisienne a déjà conquis beaucoup de droits, on ne reviendra pas en arrière. Il faut que la Tunisie continue de montrer l’exemple dans le monde arabe. » Awatef Saadi a un frère. Et elle assure qu’il serait prêt à partager à égalité sa part d’héritage avec elle : « Pour lui, ce n’est pas une question d’argent, mais une affaire de principe. »

Selon l’actuel droit successoral en Tunisie, inspiré des préceptes du Coran, une femme ne touche que la moitié de la part de l’homme à même degré de parenté. Le chef de l’Etat veut instituer une égalité de principe, entérinant ainsi une des propositions de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe), nommée par ses soins, qui a rendu à la mi-juin un rapport sur un audacieux train de réformes sociétales.

Le débat avait débuté sous un angle technique, mais il a vite pris une tournure politique. A entendre les propos tenus sur l’avenue Bourguiba, on dirait que la Tunisie rejoue le grand schisme idéologique entre les « modernistes » et les « islamistes » qui l’avait déjà déchirée en 2013. Deux jours plus tôt, devant le palais du Bardo, où siège l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), une manifestation hostile à la réforme de l’héritage avait rassemblé autour de 6 000 personnes dans une ambiance chauffée à blanc par des slogans islamistes. Nombre des « progressistes » tunisiens ont été effrayés par ces images qu’ils croyaient appartenir à une époque révolue. Ils ont tenu à y répliquer en descendant lundi sur l’avenue Bourguiba. Les deux Tunisie se toisent de nouveau.

« Ennahda tient un double discours »

« Je suis là pour dire non à l’obscurantisme, affirme Ahlem Bousaada, professeure d’histoire et d’archéologie. Cette réforme de l’héritage est historique. C’est fondamental. Il s’agit de compléter les acquis des droits des femmes. » A ses côtés, Awatef Troudi, fonctionnaire dans une agence aéroportuaire, opine : « On travaille pour les plus jeunes. On espère un changement radical. Il faut arrêter de mélanger la religion et la citoyenneté. » Et comme la plupart des manifestants, elle décoche une flèche contre Ennahda, le parti issu de la matrice islamiste, qui prétend avoir effectué son aggiornamento doctrinal. « Ennahda tient un double discours », fustige-t-elle.

Cet après-midi-là, au cœur de l’avenue Bourguiba, il n’était évidemment pas question de croiser ces islamistes honnis par les manifestants. Chacun son rassemblement. On ne se mélange pas. Alors, pour comprendre le discours que ces « autres » tiennent, on a joint par téléphone Farida Labidi, députée d’Ennahda. Un son de cloche assurément différent :

« Je ne vois pas l’intérêt de cette réforme. L’héritage en Tunisie n’est pas une affaire d’égalité mais de justice et d’équité. C’est une question qui touche à la nature de la société et à la religion du peuple. On ne peut pas obliger ainsi une société à changer son mode de vie. Les sondages d’opinion montrent que la majorité de la population est favorable au maintien du système actuel. Il faut respecter la volonté du peuple. L’héritage est une question secondaire. En matière de droits des femmes, il y a des priorités bien plus urgentes : l’égalité des salaires dans les usines et dans les champs en zones rurales. Il faut unir les Tunisiens et non les diviser. »

Entre les deux camps, le dialogue de sourds est assourdissant.