Pour le viaduc de Gênes, l’architecte Riccardo Morandi avait utilisé une technique de son invention, mise en œuvre au Venezuela et en Libye. / VALERY HACHE / AFP

La catastrophe du viaduc de Gênes a-t-elle été causée par la foudre, par un défaut d’entretien ou par des erreurs de conception ? Spéculations et polémiques vont bon train après l’effondrement spectaculaire du pont Morandi, mardi 14 août, qui a tué une quarantaine de personnes, dont des Français. Des débats renforcés par les alertes récentes sur l’état de ce pont autoroutier construit à la fin des années 1960 par l’ingénieur italien Riccardo Morandi (1902-1989).

En 2016, Antonio Brencich, ingénieur et professeur en structures de béton à l’université de Gênes, s’alarmait déjà des défaillances du viaduc, dans un article publié par Ingegneri. info, qualifiant l’ouvrage d’« erreur d’ingénierie » dont les coûts de maintenance dépasseraient bientôt le coût de construction.

Une condamnation un peu rapide, à en croire l’architecte et ingénieur Marc Mimram, spécialiste français de la construction de ponts et de passerelles. « Riccardo Morandi est un personnage très important, un ingénieur de référence, ce serait dommage de réduire son travail à la catastrophe de Gênes, insiste le maître d’œuvre français. C’est l’un des deux ingénieurs italiens majeurs de cette époque, avec Pier Luigi Nervi. Il a réalisé à la fois des ponts en arc et des ponts haubanés en béton, comme celui de Gênes. »

Une technique utilisée pour trois ouvrages

Pour le viaduc de Gênes, Riccardo Morandi utilise une technique de son invention, qu’il a déjà mise en œuvre au Venezuela, pour un pont de huit kilomètres sur le lac de Maracaibo, et qu’il déploiera une troisième fois pour un ouvrage en Libye. « Cette technique associe un tablier en béton et un petit nombre de haubans en béton précontraint, avec des câbles en acier insérés dans une gaine en béton, explique Marc Mimram. Les haubans permettent de réduire la portée de l’ouvrage. En principe, les câbles d’acier sont laissés apparents. Là, la gaine en béton permet de les protéger et de donner une unité de style à l’ensemble. » Au risque de masquer des problèmes de corrosion sur les câbles…

De hauts piliers à la forme atypique portent chacun une section du tablier, à la fois par en dessous et par au-dessus, via quatre haubans. Entre deux sections, s’élance une partie suspendue. Pour l’architecte et ingénieur français, « il y a dans ce travail une grande qualité d’ingénierie, mais aussi architecturale et plastique, avec les piliers de béton qui émergent en double “V” et qui se prolongent dans les mats des haubans, et une belle unité de projet entre l’architecture des viaducs d’accès et celle de l’ouvrage d’art lui-même ».

Reste que l’ouvrage – comme celui de Maracaibo, partiellement écroulé après avoir été heurté par un pétrolier en panne – a très tôt connu des déboires : le tablier a rapidement présenté des défauts d’horizontalité en raison d’une « évaluation incorrecte des effets différés de la viscosité du béton », rappelait Antonio Brencich en 2016, et « seules des corrections de niveau répétées » ont permis de rendre les conditions de circulation acceptables. Le pont avait dû être renforcé dans les années 1990 par des câbles en acier. De nouveaux travaux de consolidation étaient en cours au moment de la catastrophe. Le pont était « constamment surveillé, bien au-delà des exigences légales » et il n’y avait « aucune raison de penser qu’il était dangereux », a assuré mardi Autostrade per Italia, la société gestionnaire de l’ouvrage.

En attendant les résultats des expertises

L’un des trois piliers de 90 mètres de haut, le tablier qu’il portait et les deux parties suspendues de part et d’autre se sont pourtant effondrés. « Quand on voit les images, la catastrophe est assez incompréhensible : c’est la pile elle-même qui semble avoir cédé, observe Marc Mimram. En général quand un accident arrive, c’est pendant le premier âge de l’ouvrage, notamment si les effets de retrait du béton lors du séchage ou des premières charges ont été mal anticipés. Mais à Gênes, tout ça est passé depuis très longtemps. »

Michel Virlojeux, ingénieur des ponts et chaussées et concepteur notamment du viaduc de Millau (’Aveyron), interrogé par Franceinfo, estime, lui aussi, qu’« il n’y a, a priori, pas d’erreur de conception » dans le viaduc de Gênes.

Pour M. Mimram, très prudent en attendant les résultats des expertises, l’accident peut avoir trois origines : « Soit un vieillissement du béton, une pathologie du matériau développée avec le temps qui n’aurait bizarrement pas été détectée. Soit une corrosion des haubans à l’intérieur de la gaine de béton, dont on n’aurait pas repéré les signes avant-coureurs. Soit un problème plus insidieux dans les fondations, lié par exemple à une dissolution des sols avec le temps. »

L’hypothèse d’un pont qui s’effondre sous l’effet de la foudre, en revanche, laisse dubitatif l’architecte ingénieur, comme elle laisse « sceptique » Michel Virlojeux.