Yu Suzuki sur la scène du festival monégasque MAGIC en mars 2018. « Tout le scénario de l’univers de Shenmue est sur cet ordinateur ». / Corentin Lamy

Yu Suzuki a offert au jeu vidéo quelques-uns de ses titres les plus révolutionnaires d’un point de vue purement technique, de Space Harrier à Virtua Fighter. Au tournant des années 2000, il opère pourtant un virage à 180 degrés avec le diptyque Shenmue : des histoires de vengeance et d’arts martiaux certes, mais profondément enracinées dans le quotidien crédible et sensible d’un jeune japonais des années 1980. Un réalisme narratif alors unique.

Shenmue I et II ressortent mardi 21 août sur PC, PlayStation 4 et Xbox One, dans des versions remastérisées. Pour l’occasion, Pixels publie une interview de Yu Suzuki (actuellement en travail sur Shenmue III, prévu pour 2019), réalisée en mars à l’occasion du salon monégasque MAGIC.

« Shenmue » est culte dans le monde entier. Comment expliquez-vous qu’un jeu qui parle du quotidien d’un Japonais soit aussi universel ?

Les cultures orientales et occidentales sont évidemment très différentes, et c’est ce qui rend à mon avis la chose intéressante. Ce n’est pas quelque chose que l’on voit tous les jours. Maintenant à la télévision, sur Internet, on a les moyens de voir ce qu’il se passe ou ce qu’il s’est passé dans le monde. Mais à l’époque où Shenmue est sorti, le Japon, l’Asie de 1987, c’est quelque chose qu’on ne voyait pas forcément ailleurs. C’est un ressenti un peu nostalgique qu’on peut retrouver encore aujourd’hui.

Vous-même, vous êtes nostalgique ?

Oui, ça me rend nostalgique de cette époque-là, de l’époque d’avant, celle de la ville de Yokosuka [où se déroule le premier Shenmue] en 1987. Je suis rentré chez Sega en 1983, donc évidemment je repense à cette époque.

Est-ce que l’homme que vous êtes aujourd’hui, avec vingt ans de recul, aurait fait les choses différemment pour ce premier « Shenmue » ? Est-ce que vous avez envie d’aborder d’autres thèmes aujourd’hui ?

Non, cela aurait été la même chose. Si je refaisais Shenmue aujourd’hui, le thème et le concept seraient les mêmes, c’est le rendu qui serait différent.

Est-ce plus compliqué de faire un jeu aujourd’hui, ou plus simple ?

Un peu des deux. Maintenant, grâce aux moteurs de jeu, on peut faire quelque chose de beaucoup plus beau, plus facilement. Mais comme tout le monde peut faire mieux, ce qui est difficile c’est de se démarquer. Pour Shenmue III, nous utilisons le moteur Unreal Engine 4, un des meilleurs moyens de faire des jeux au monde. On peut faire beaucoup plus de choses de manière beaucoup plus pratique, mais il y a une « boîte noire », quelques paramètres auxquels on ne peut pas toucher, donc cela a du bon et du moins bon à la fois.

Yu Suzuki au festival MAGIC de Monaco (2018) / Corentin Lamy

On parlait de nostalgie : vous regrettez l’époque où les jeux étaient plus simples ?

Ce qui était plus facile avant — mais cela dépend de quelle période on parle, bien sûr — c’est que je programmais tout. J’écrivais tout, je n’avais pas besoin de m’expliquer. L’inconvénient maintenant, c’est que comme je ne programme plus, il faut réussir à transmettre à mes équipes le résultat que je veux atteindre. C’est un peu plus compliqué.

Vous qui avez été un des précurseurs en matière de 3D, y a-t-il des innovations récentes qui vous ont intéressé ?

La réalité virtuelle. J’avais déjà essayé en 1991, une fois, un système de réalité virtuelle en salle d’arcade. C’était un peu la mode à l’époque, sauf qu’à l’époque, c’était dix kilos sur la tête. Maintenant c’est plus léger : ça, c’est une innovation que j’aime beaucoup.

C’est quelque chose que vous pourriez vouloir utiliser dans votre travail ?

Cela semble intéressant.

Pendant longtemps, vous avez été un créateur-ingénieur qui repoussait les frontières de la technologie. En 1999, avec « Shenmue », vous devenez un créateur-conteur qui invente une nouvelle narration. Que s’est-il passé ?

Au début le graphisme était très simple, donc les jeux l’étaient aussi. Petit à petit, les machines ont évolué, on a pu s’orienter vers des récits, davantage que simplement des scènes d’action ou des jeux à la pointe technologiquement.

Oui, mais chez vous, en tant que créateur, quel a été le déclic, pourquoi avez-vous soudain eu envie de raconter des histoires ?

Cela s’est fait assez naturellement. Je n’avais pas particulièrement d’histoire à raconter au début, ce qui m’intéressait le plus, c’était vraiment la 3D. Les effets spéciaux en 3D trouvaient surtout à s’exprimer dans les films, mais les films ne sont pas interactifs, on se contente de les regarder. Cela m’intéressait d’y ajouter de l’interaction. C’est l’idée de pouvoir changer le monde avec un bouton. Et puis les films sont très beaux, mais ils ne durent que deux heures.

Les jeux vidéo, si on sacrifie un peu de la qualité graphique, durent cent heures. On peut se permettre de raconter son histoire petit à petit, d’une manière différente de ce que permettent les films. Surtout qu’à l’époque, on n’avait pas tout ce qui était Netflix, le binge watching de séries… Je voulais pouvoir faire passer un message sur une durée longue.

A son époque, « Shenmue » a révolutionné la façon de représenter un monde ouvert, crédible, d’un seul tenant. La dernière révolution comparable en date est celle de « The Legend of Zelda - Breath of the Wild » (2017). Qu’en avez-vous pensé ?

[Rires.] Je ne joue pas à d’autres jeux ! Je suis vraiment désolé mais je ne peux pas répondre. Je joue seulement au tape-taupe !