Le « Diciotti », patrouilleur des gardes-côtes italiens, et ses passagers, à Catane, le 21 août. / ANTONIO PARRINELLO / REUTERS

Une flottille de voiliers traverse le port de Catane, en Sicile. A en croire les cris du moniteur et la trajectoire zigzagante des Optimist, il s’agit de débutants. Avec nonchalance, ils dépassent le navire amarré, estampillé « Guardia Costiera ». Puis, prennent le large, narguant le grand bateau blanc, bloqué à quai.

De fait, le Diciotti, patrouilleur des gardes-côtes italiens, est au cœur d’un imbroglio international depuis qu’il a sauvé 177 migrants qui se trouvaient sur une embarcation en Méditerranée, entre Malte et l’île italienne de Lampedusa, mi-août. Coincé cinq jours au large de Lampedusa, le navire a enfin pu accoster à Catane, le 20 août au soir. Mais ses passagers n’ont toujours pas le droit de débarquer.

Le ministre de l’intérieur italien, Matteo Salvini, résume ainsi les termes du chantage qu’il leur fait subir : « Soit l’Europe commence à agir sérieusement en défendant ses frontières et en répartissant les migrants, soit on les ramène dans les ports où ils sont partis, tweetait-il le 21 août. L’Italie a déjà joué son rôle, quand c’est trop, c’est trop. »

« Creuses promesses »

Saisie, la Commission européenne a assuré s’activer pour obtenir une répartition entre plusieurs pays, mais aucune solution n’était encore en vue mercredi 22 août au matin. Le chef de la Ligue (extrême droite) accuse dans le même temps Malte d’avoir « accompagné » l’embarcation des migrants « vers les eaux italiennes », au lieu de les sauver. « Avec ces gouvernants italiens, on ne peut plus avancer », contre-attaque le premier ministre maltais, Joseph Muscat. « Ces crises requièrent des actions concrètes et du sang froid, pas de creuses promesses et de la propagande », a-t-il écrit à la Commission européenne, d’après le quotidien italien La Stampa.

A mille lieues de ce tapage, c’est dans un silence presque irréel que patiente le Diciotti. Sur le pont, les passagers s’abritent du soleil sous une grande bâche. Combinaisons blanches et masques de la même couleur, des hommes s’activent à leurs côtés ; ce sont probablement des membres de la guardia costiera, eux aussi interdits de descente. Impossible d’en avoir le cœur net, car l’accès au bateau est bloqué par deux voitures et quatre camionnettes – une de la police, deux des carabiniers, une des gardes-côtes. Elles sont aussi statiques que leurs occupants sont mutiques. De temps en temps, un hélicoptère survole les lieux.

A l’entrée du port, des associations protestent contre le blocage du Diciotti : Welcome to Europe, Réseau antiraciste catanais, Città Felice, Ragnatela… Beaucoup de noms mais bien peu de monde en ce 21 août : une poignée de personnes, regroupées derrière deux maigres bannières, manifestent leur soutien aux migrants. « On est là depuis hier soir, on se relaie, et on ne lâche pas tant que la situation ne se sera pas débloquée », prévient le militant Giusi Milazzo.

Climat xénophobe

« Catane a toujours été une ville ouverte. Mais depuis l’été 2015, la ville héberge le siège italien de Frontex [l’agence européenne de gardes-frontières] et tout a changé, regrette Adolfo Di Stefano, le leader du Réseau antiraciste catanais. Avant, on pouvait accueillir les migrants à la sortie du bateau, on leur distribuait le règlement de Dublin [sur l’accueil des demandeurs d’asile]. Maintenant, on ne peut pas s’en approcher. »

Le militant a du mal à comprendre les raisons du climat xénophobe qui s’est installé dans sa ville, dont le maire (Forza Italia, centre droit), élu en mai, a reçu l’onction de M. Salvini : « C’est de ce même port que partaient, au XXe siècle, les émigrés siciliens. Et aujourd’hui encore, les jeunes continuent de s’en aller. Ils sont 250 000 à avoir quitté le pays l’année dernière, contre 119 000 migrants qui sont arrivés. Ce n’est pas comme si on manquait de place. »

En mai 2017, M. Di Stefano s’est interposé lorsque les activistes d’extrême droite de Generazione Identitaria ont tenté de bloquer l’Aquarius, le navire de sauvetage de l’ONG SOS Méditerranée. Cela lui a valu insultes et menaces, mais aussi quelques marques de sollicitude. « Les canotiers nous ont prêté des canoës, assure-t-il. Un bar du coin nous faisait des prix d’amis. »

« L’Europe doit assumer »

A Catane comme dans le reste du pays, la solidarité est cependant devenue une denrée rare. Depuis la société d’aviron du port, installé sur un rameur, Francesco surveille les militants avec méfiance. « J’en ai fait, des opérations en mer, j’en ai sauvé des gens, j’ai même vu beaucoup de morts. En fait, depuis 2017, je ne fais que ça, déplore ce fonctionnaire de la marine militaire. On fait des sacrifices, on est mal payés, on garde ces gens chez nous, alors qu’il n’y a pas de travail pour nos enfants. L’Europe doit assumer ses responsabilités. »

Dans la minuscule pièce qui fait office de bureau pour la coopérative d’assistance aux bateaux, Giacomo Molini déroule les pages Facebook de Matteo Salvini et du ministre italien des transports, Danilo Toninelli. « Depuis que Salvini est là, on a de moins en moins de débarquements, et vous savez pourquoi ? Parce qu’il a raison : il faut avoir une poigne de fer avec les migrants », selon cet ancien pêcheur.

« Il y a une propagande tellement forte sur les réseaux sociaux autour des débarquements que les Siciliens oublient les vrais problèmes : la Mafia, une santé publique déficiente, des autoroutes dans un état minable », se désole Lorenzo Urciullo, plus connu sous le nom de Colapesce. Début août, ce chanteur basé à Catane a participé à la campagne « Solo in Cartolina » (« en carte postale seulement ») : 10 000 cartes postales montrant des naufragés en détresse ont été envoyées à Matteo Salvini. Manière de répondre au ministre de l’intérieur qui, à la suite de la crise de l’Aquarius, avait affirmé : « Cet été, les ONG ne verront l’Italie qu’en carte postale. »

Lire l’entretien avec la ministre des affaires européennes : Nathalie Loiseau : « De quelle Europe a-t-on envie ? »