La Plage des Jumeaux, restaurant et plage privée, à Ramatuelle (Var). / WWW.RAMATUELLE-TOURISME.COM

Jeudi 23 août, une page, forcément estivale, pourrait bien se tourner au tribunal administratif de Toulon, qui aura à juger d’un problème significatif de la presqu’île de Saint-Tropez (Var). Ce sera le premier épisode d’une action juridique (un référé pré-contractuel en suspension/annulation d’attribution de délégation de service public) opposant La Plage des Jumeaux, propriété de la famille tropézienne Moreu, un des sites préférés de Brigitte Bardot, à la municipalité de Ramatuelle. Celle-ci, s’appuyant cahin-caha sur la loi littoral de 1986, très utile mais passablement vieillie, a décidé de rebattre les cartes des cinq kilomètres de la plage de Pampelonne. D’où un « appel à projet » réduisant notamment de 27 à 23 le nombre des établissements, restaurants et plages dites privées, en fait détenteurs d’une délégation de service public.

Assujetties à un certain nombre d’obligations trop peu connues (sécurité, propreté, hygiène…) et surtout à une redevance que la mairie (nous avons tenté en vain de joindre le maire Roland Bruno) souhaiterait maintenant plus élevée, ces plages avaient acquis le droit de privatiser chacune quelques dizaines de mètres et de s’y installer avec matelas, fourneaux et congélateurs de façon durable. Ainsi, depuis la création de Tahiti Beach pour les besoins d’un film, en 1937, puis, progressivement à partir des années 1950, elles ont métamorphosé le sable sauvage en un damier d’espaces publics pas vraiment entretenus et de zones privatisées diversement repecteuses de leurs obligations.

Patrimoine vinicole et hôtelier

La Plage des Jumeaux qui n’était pas la plus luxueuse, mais la plus appréciée du monde des artistes, et l’une des plus respecteuses de ses obligations, s’est ainsi vu préférer le projet d’un somptueux hôtel, La Réserve-Ramatuelle, propriété de l’homme d’affaires Michel Reybier, passé de la charcuterie à la remise en forme : après avoir fait fortune avec les marques Cochonou et Justin Bridou, il s’est recyclé dans le patrimoine vinicole (Cos d’Estournel) et hôtelier (25 % de Mama Shelter, la chaîne d’hôtels 5 étoiles La Réserve), mais aussi dans des instituts de rajeunissement en Suisse… Il s’est donné pour emblème le fameux éléphant de Cos. Classé 14e personnalité la plus riche parmi les Français établis en Suisse, il est la 81e fortune de France, avec des biens estimés à 1,1 milliard d’euros. Il n’aime pas qu’on parle de lui.

Pour « sa » plage, Michel Reybier s’est associé à l’agence Ugo Architecture, agence locale très éclectique impliquée dans huit autres projets de la consultation pour Pampelonne. La Plage des Jumeaux leur opposait notamment des designers comme Marc Berthier, et des architectes comme Rudy Ricciotti (Grand Prix national d’architecture).

Simplicité et authenticité

Ce ne sont pas les vedettes qui ont manqué sur ce bout de terrain : après Juliette Gréco, Jean-Claude Brialy, Guy Bedos ou Barbara, Jean Moreu, le fils cadet de la famille, raconte comment ses frères, les jumeaux Jean-Claude et Jean-François (celui-ci est mort en 1995) ont su accueillir Véronique Sanson, Claude Brasseur, Patrick Bruel, Fabrice Luchini, Michel Sardou, Julien Doré, Claude Nougaro, Lambert Wilson ou Muriel Robin. C’est qu’à l’instar des Galeries Tropéziennes et du restaurant La Maison des Jumeaux, fondés par leurs parents Alain et Roseline Moreu, ils ont su préserver l’esprit du vieux village : simplicité, discrétion, authenticité, disent volontiers les commentateurs.

Brigitte Bardot : « On est en train de tuer l’âme de Pampelonne. C’est une époque qu’ils vont foutre en l’air »

Le sort de la Plage des Jumeaux a donc eu vite fait de les indigner. Il suffit d’écouter la dame patronnesse de l’ancien port, arrivée en 1956 pour les besoins de Roger Vadim et de son film Et Dieu créa la femme. Brigitte Bardot, aujourd’hui âgé de 83 ans, elle qui « s’amusait partout » ne décolère pas : « On est en train de tuer l’âme de Pampelonne. C’est une époque qu’ils vont foutre en l’air », dénonce-t-elle, « scandalisée et très triste », dans un entretien publié le 14 juillet par Paris Match. « L’argent va tuer cet endroit, comme c’est déjà le cas dans le village de Saint Tropez, où je ne vais plus… » Chaque plage, insiste-t-elle, « était différente, rigolote et non conforme. Il y avait de la joie, c’était le symbole de la liberté. Avec ce projet de réaménagement, cette plage va devenir monotone, alors qu’elle était si charmante… C’est dramatique ! »

Ce tocsin rencontre un écho certain chez les habitants ou les vacanciers de la presqu’île, témoignant, au-delà des habitudes d’enfants gâtés prêtées à ces derniers, d’un réel attachement patrimonial. On n’est pas au bout d’une querelle parfois dite « clochemerlesque », mais qui oppose, au XXIe siècle, les vieilles images du luxe à celles, éléphantesques, d’une richesse mondialisée, déjà vérifiables au cœur du village de Saint-Tropez.