L’avis du « Monde » – pourquoi pas

En 1981, Issei Sagawa, un étudiant japonais installé à Paris, fut au cœur d’un fait divers horrifique, après avoir tué l’une de ses camarades néerlandaises de la Sorbonne et littéralement dévoré son corps pendant trois jours. Déclaré irresponsable par les experts psychiatres, il est interné dans un hôpital psychiatrique avant d’être transféré au Japon où les autorités le déclarent responsable de ses actes mais ne peuvent revenir sur le non-lieu prononcé en France. Il deviendra célèbre dans son pays sous le nom du « Japonais cannibale », entamera une carrière télévisuelle, jouera dans plusieurs films de sexploitation et deviendra même critique culinaire.

Ce personnage, forcément odieux, forcément fascinant, les deux cinéastes et anthropologues Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor, auteurs d’un documentaire expérimental remarqué sur le quotidien d’un chalutier (Leviathan, 2012), décident d’en faire le protagoniste de leur film. De l’homme, on ne saura que ce que la lecture préalable du synopsis pourra nous en dire, et ce que lui-même confie à la caméra des deux cinéastes, dans un long soliloque d’une heure et demi. Il s’adresse parfois à son frère, parfois à sa partenaire sexuelle, mais le résultat reste le même. Issei Sagawa semble tirer de lui des bribes de phrases confuses, enfiévrées, un long monologue de folie qui nous laisse peu à peu deviner qui il est, ce qu’il a commis, et l’étrange mal dont il souffre : l’homme est encore aujourd’hui irrésistiblement attiré par la chair humaine, mais aussi par sa propre souffrance physique et s’inflige donc une série de supplices qu’il a filmés et qu’il exhibe devant la caméra.

Expérience éprouvante

Paravel et Castaing-Taylor tentent d’agir autant en cinéastes qu’en anthropologues, captent la parole de Sagawa comme matière brute sans y adjoindre le moindre commentaire, la moindre question, sans chercher à rationaliser ce flux de paroles désordonnées. Ils tentent de s’approcher au plus près d’une réalité devenue un sujet récurrent de la littérature anthropologique : l’anthropophagie. Au plus près, c’est-à-dire en usant d’un gros plan permanent qui s’agrippe à Sagawa et qui, à l’instar de son personnage, donne l’impression que la caméra souhaiterait l’absorber, le dévorer.

Le choix d’une telle échelle ajoute à l’expérience éprouvante qu’est Caniba. Mais ce caractère éprouvant, le spectateur pourra se demander à quoi il tient : au sujet ? Certainement, mais pas que. Il est évidemment difficile de parcourir les pages de la bande dessinée que Sagawa a consacrée à son crime, difficile de le voir se planter des couteaux ou s’enrouler des barbelés autour de son bras. Cette réalité profondément morbide, cette psychose avec laquelle Sagawa semble se débattre et qui est pourtant la source de toutes ses jouissances, n’est pas ici le problème.

Grammaire pornographique

Car il est bien plus éprouvant de voir les deux cinéastes emprunter la grammaire du film pornographique pour filmer une telle réalité. Eprouvant, au fond, de voir un sujet pénible filmé de manière aussi pénible. Ce choix mûrement réfléchi (les deux cinéastes évoquent leur passion pour le pinku eiga, des films de porno soft japonais en voie de disparition) a quelque chose d’infiniment maladroit car il rend son sujet illisible, embrouille son spectateur plus qu’il ne l’éclaire et l’empêche de trouver sa place à l’intérieur d’un dispositif complaisamment radical. Les cinéastes semblent se satisfaire de faire naître l’incompréhension, la gêne et l’écœurement chez leur spectateur, qui se sent d’emblée exclu.

Certes, le film vaut en partie le détour car il ne laisse personne indifférent. Le cannibalisme et Sagawa viennent interroger, ébranler notre perception de nos besoins fondamentaux, le sexe et la nourriture ; il y avait là un sujet et un personnage en or. Mais la réaction qu’il suscite a quelque chose de stérile et n’est que l’effet produit par une vaine et puérile provocation. On peut se retrouver dans ses propos lorsqu’il dit que le baiser n’est que les prémices d’une dévoration – tout en trouvant qu’il s’agit d’un lieu commun assez éculé. De cette épreuve, on ne sortira pas plus intelligents ni plus indulgents, bien au contraire : on éjectera le film et la réalité qu’il nous expose aussi rapidement qu’ils nous éjectent.

Documentaire français de Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor (1 h 30). Sur le Web : www.norte.fr/projets/production/caniba