L’ancien président congolais Marien Ngouabi, à Brazzaville, le 23 novembre 1971. / AFP

Comment pleurer quand vous n’y arrivez pas ? Deux possibilités. « Utiliser du piment comme les veuves de Pointe-Noire pour avoir des larmes », explique Michel du haut de ses 11 ans. Ou, si vous avez été élève à Pointe-Noire dans les années 1970, vous rappeler vos cours d’instruction civique pendant lesquels, chaque semaine, « après avoir dit du bien du camarade président Marien Ngouabi », vous entonniez le chant soviétique Quand passent les cigognes :

« Il me semble parfois que les soldats / Qui ont laissé leur vie sur les champs de bataille inondés de sang / Ne gisent pas au sein de notre terre / Mais transformés en cigognes blanches / Et jusqu’alors, depuis cette époque si lointaine / Ils volent au-dessus de nos têtes et poussent des gémissements / Est-ce pour cela que l’on se tait, plein de tristesse / En regardant le ciel ? »

Pour son nouveau roman, Les cigognes sont immortelles, paru jeudi 16 août, Alain Mabanckou a fait grandir son double, le petit Michel, personnage récurrent dans son œuvre depuis Demain j’aurai vingt ans. Une manière subtile de narrer la grande et la petite histoires, celle du jeune Congo indépendant et celle des gens de peu qui vivent de débrouillardise et de résilience, notamment dans le quartier ponténégrin de Voungou, où Michel et ses parents occupent une maison « en attendant » faite de bois et de taule.

Purge « tribaliste »

Tête en l’air et doux rêveur qui perd toujours sa monnaie quand il va faire ses courses à l’épicerie Au cas par cas de Mâ Moubobi, le fils de Maman Pauline est un esprit vif. Il aime écouter la radio, la très officielle Voix congolaise ou la subversive Voix de l’Amérique, aux côtés de Papa Roger, à l’ombre du manguier. « Cet arbre est un peu mon autre école », confie Michel, qui décortique la société congolaise, les contradictions des adultes, leur bassesse et leur grandeur. Il raconte l’école socialiste, la compétition entre les élèves, les premières amours à peine sorti de l’enfance… À son habitude, Alain Mabanckou, Prix Renaudot 2006 pour Mémoires de porc-épic, croque des personnages au caractère bien trempé et éloigne le pathos à coup d’humour et de jeu de mots.

Récit d’apprentissage, Les cigognes sont immortelles se double d’une dimension historique et revient sur l’assassinat, le 18 mars 1977 à 14 h 30, de Marien Ngouabi, président qui a pris le pouvoir en 1968 et a instauré un régime marxiste-léniniste. Les jours suivants se met en place une dictature militaire qui, prédit Tonton René, « éliminera systématiquement ceux qui sont susceptibles de parler parce qu’ils savent quelque chose de cet assassinat dont beaucoup disent qu’il ne faut pas aller chercher très loin puisque les comploteurs et les assassins sont parmi ces onze membres du Comité militaire du parti »… parmi lesquels figure un certain Denis Sassou-Nguesso.

Première victime d’une purge « tribaliste » au détriment des « Sudistes » : le capitaine Luc Kimbouala-Nkaya, saint-cyrien, cofondateur du Parti congolais du travail et frère de Pauline Kengué, la mère de Michel… et d’Alain Mabanckou. Le récit historique se mue en drame familial où l’amour filial offre à la narration une chaleureuse poésie. Perle alors une tendresse nostalgique pour ceux qui, à l’instar du capitaine, se sont depuis envolés vers d’autres cieux – Pauline Kengué, Roger Kimangou, René Mabanckou – et sont devenus des cigognes immortelles.

Les cigognes sont immortelles, d’Alain Mabanckou, Seuil, 304 pages, 19,50 euros