Madonna rendait hommage à la reine de la soul, Aretha Franklin, aux MTV Video Music Awards, le 20 août 2018. / PAUL ZIMMERMAN/AFP

Des internautes se sont empoignés sur ces deux mots tout l’été : « appropriation culturelle ». Le concept, né bien avant Twitter, connaît un regain de popularité. Dernièrement, il a été utilisé pour décrire aussi bien le look berbère de Madonna lors des MTV Video Music Awards, la dernière recette de riz jamaïcain du très médiatique chef anglais Jamie Oliver, ou l’absence de comédien autochtone dans la dernière pièce du dramaturge québécois Robert Lepage, Kanata, portant justement sur « l’histoire du Canada à travers le prisme des rapports entre Blancs et Autochtones ».

Qu’ont en commun ces trois exemples ? Retour sur la définition et sur l’histoire de l’« appropriation culturelle » avec Eric Fassin, sociologue au laboratoire d’études de genre et de sexualité de l’université Paris-VIII et coauteur de l’ouvrage De la question sociale à la question raciale ? (La Découverte).

D’où vient le concept d’« appropriation culturelle » ?

Eric Fassin : L’expression apparaît d’abord en anglais, à la fin du XXe siècle, dans le domaine artistique, pour parler de « colonialisme culturel ». Au début des années 1990, la critique bell hooks, figure importante du Black feminism, développe par exemple ce concept, qu’elle résume d’une métaphore : « manger l’Autre. » C’est une approche intersectionnelle, qui articule les dimensions raciale et sexuelle interprétées dans le cadre d’une exploitation capitaliste.

Un regard « exotisant »

Cette notion est aussi au cœur de la controverse autour de Paris Is Burning, un film documentaire de 1990 sur la culture des bals travestis à New York. Une autre critique noire, Coco Fusco, reprochait à la réalisatrice Jenny Livingstone, une lesbienne blanche, son regard « exotisant » sur ces minorités sexuelles et raciales. Pour elle, il s’agissait d’une forme d’appropriation symbolique mais aussi matérielle, puisque les sujets du film se sont sentis floués, dépossédés de leur image.

Comment définir ce concept ?

E. F. : Ce qui définit l’appropriation culturelle, comme le montre cet exemple, ce n’est pas seulement la circulation. Après tout, l’emprunt est la règle de l’art, qui ne connaît pas de frontières. Il s’agit de récupération quand la circulation s’inscrit dans un contexte de domination auquel on s’aveugle. L’enjeu n’est certes pas nouveau : l’appropriation culturelle, au sens le plus littéral, remplit nos musées occidentaux d’objets « empruntés », et souvent pillés, en Grèce, en Afrique et ailleurs. La dimension symbolique est aujourd’hui très importante : on relit le primitivisme artistique d’un Picasso à la lumière de ce concept.

Ce concept a-t-il été intégré dans le corpus intellectuel de certaines sphères militantes ?

E. F. : Ces références théoriques ne doivent pas le faire oublier : si l’appropriation culturelle est souvent au cœur de polémiques, c’est que l’outil conceptuel est inséparablement une arme militante. Ces batailles peuvent donc se livrer sur les réseaux sociaux : l’enjeu a beau être symbolique, il n’est pas réservé aux figures intellectuelles. Beaucoup se transforment en critiques culturels en reprenant à leur compte l’expression « appropriation culturelle ».

En quoi les polémiques nées ces derniers jours relèvent-elles de l’appropriation culturelle ?

E. F. : Ce n’est pas la première fois que Madonna est au cœur d’une telle polémique. En 1990, avec sa chanson Vogue, elle était déjà taxée de récupération : le voguing, musique et danse, participe en effet d’une subculture noire et hispanique de femmes trans et de gays. Non seulement l’artiste en retirait les bénéfices, mais les paroles prétendaient s’abstraire de tout contexte (« peu importe que tu sois blanc ou noir, fille ou garçon »). Aujourd’hui, son look de « reine berbère » est d’autant plus mal passé qu’elle est accusée d’avoir « récupéré » l’hommage à la « reine » noire Aretha Franklin pour parler… de Madonna : il s’agit bien d’appropriation.

La controverse autour de la pièce Kanata, de Robert Lepage, n’est pas la première non plus — et ces répétitions éclairent l’intensité des réactions : son spectacle sur les chants d’esclaves avait également été accusé d’appropriation culturelle, car il faisait la part belle aux interprètes blancs. Aujourd’hui, c’est le même enjeu : alors qu’il propose une « relecture de l’histoire du Canada à travers le prisme des rapports entre Blancs et Autochtones », la distribution oublie les « autochtones » — même quand ils se rappellent au bon souvenir du metteur en scène. C’est encore un choix revendiqué : la culture artistique transcenderait les cultures « ethniques ».

Par comparaison, l’affaire du « riz jamaïcain » commercialisé par Jamie Oliver, chef britannique médiatique, peut paraître mineure ; elle rappelle toutefois comment l’ethnicité peut être utilisée pour « épicer » la consommation. Bien sûr, la nourriture aussi voyage. Reste qu’aujourd’hui cette mondialisation marchande du symbolique devient un enjeu.

Pourquoi ce concept fait-il autant polémique ?

E. F. : En France, on dénonce volontiers le communautarisme… des « autres » : le terme est curieusement réservé aux minorités, comme si le repli sur soi ne pouvait pas concerner la majorité ! C’est nier l’importance des rapports de domination qui sont à l’origine de ce clivage : on parle de culture, en oubliant qu’il s’agit aussi de pouvoir. Et c’est particulièrement vrai, justement, dans le domaine culturel.

Songeons aux polémiques sur l’incarnation des minorités au théâtre : faut-il être arabe ou noir pour jouer les Noirs et les Arabes, comme l’exigeait déjà Bernard-Marie Koltès, en opposition à Patrice Chéreau ? Un artiste blanc peut-il donner en spectacle les corps noirs victimes de racisme, comme dans l’affaire « Exhibit B » ? La réponse même est un enjeu de pouvoir.

On parle de culture, en oubliant qu’il s’agit aussi de pouvoir

En tout cas, l’esthétique n’est pas extérieure à la politique. La création artistique doit revendiquer sa liberté ; mais elle ne saurait s’autoriser d’une exception culturelle transcendant les rapports de pouvoir pour s’aveugler à la sous-représentation des femmes et des minorités raciales. L’illusion redouble quand l’artiste, fort de ses bonnes intentions, veut parler pour (en faveur de) au risque de parler pour (à la place de).

Le monde universitaire n’est pas épargné par ces dilemmes : comment parler des questions minoritaires, quand on occupe (comme moi) une position « majoritaire », sans parler à la place des minorités ? Avec Marta Segarra, nous avons essayé d’y faire face dans un numéro de la revue Sociétés & Représentations sur la (non-)représentation des Roms : comment ne pas redoubler l’exclusion qu’on dénonce ? Dans notre dossier, la juriste rom Anina Ciuciu l’affirme avec force : être parlé, représenté par d’autres ne suffit pas ; il est temps, proclame cette militante, de « nous représenter ». Ce n’est d’ailleurs pas si difficile à comprendre : que dirait-on si les seules représentations de la société française nous venaient d’Hollywood ?