Ils ont des bouilles de héros de Dragon Ball et de Dragon Ball Z, sont parfois coiffés à l’identique, vêtus de manière similaire, avec une musculature, une chevelure ou encore des accessoires semblables. Ils sont tous nés sous la plume du mangaka Akira Toriyama, et pourtant, aucun d’eux n’a jamais croisé la route de Goku, son plus emblématique personnage.

Et pour cause : ils ne viennent pas d’une bande dessinée mais d’une série de jeux de rôle sur console, Dragon Quest, dont le célèbre dessinateur est l’illustrateur attitré. A l’occasion de la sortie française de Dragon Quest XI, mardi 4 septembre, la maison d’édition Mana Books publie Dragon Quest : Illustrations, un recueil de 500 dessins signés du maître.

Plonger dans les trois décennies que couvrent ces reproductions, c’est revivre l’évolution du style d’Akira Toriyama, de ses premiers dessins rondelets et inoffensifs, si similaires aux débuts de Dragon Ball, à sa période la plus musclée et anguleuse, quand, à force de rencontres et de combats contre des mutants surpuissants, Dragon Ball s’était mué en manga d’action dantesque et hypermasculinisé.

« Dragon Quest » (1986). / Akira Toriyama/Square Enix/Mana Books

Le tout premier Dragon Quest date de 1986. Il est l’œuvre de Yuji Horii, chroniqueur de jeux vidéo pour Weekly Shônen Jump, l’influente revue de prépublication dans laquelle Akira Toriyama signe chaque semaine. C’est Kazuhiko Torishima, l’un de ses chefs de rubrique les plus entreprenants, qui a l’idée de les associer pour développer un jeu de rôle dont le magazine pourrait relater la genèse en exclusivité, tout en faisant la promotion de son mangaka phare.

Monstres mignons aux formes rondelettes

Le gluant. / Akira Toriyama/Square Enix/Mana Books

En 1985, durant la phase de conception, Dragon Ball est encore cette aventure guillerette où Goku, enfant-singe naïf et déphasé, poursuit la recherche de boules de cristal permettant d’invoquer un dragon légendaire, bottant au passage les fesses de dinosaures égarés et de combattants loufoques. Dès les premiers croquis de Dragon Quest, on retrouve la patte du mangaka, faite de héros hauts comme trois pommes, de monstres mignons, et de créatures fantastiques à l’air subtilement ahuri.

C’est notamment lui qui invente le gluant, ou slime en version originale, un blob informe et souriant qui servira autant d’ennemi de base que de mascotte historique à la série. Les autres créatures de l’inventaire sont à l’avenant : chauve-souris dodelinante, fantôme nargueur ou encore loup-garou bigleux annoncent à l’époque l’arc de Baba la voyante, et les combats de Goku contre une momie dégingandée, un diable en costume lycra ou encore un vampire en costume de boxeur thaï. L’artiste n’a alors pas son pareil pour imaginer des monstres sympathiques.

Akira Toriyama/Square Enix/Mana Books

Le sentiment de familiarité est encore plus frappant devant les illustrations des personnages de Dragon Quest II : les artistes martiaux semblent porter la même tenue que Tenshinhan ; une vadrouilleuse en tenue légère rappelle Lunch, le personnage féminin bipolaire ; tandis que la marchande au pantalon bouffi rappelle Bulma à ses débuts, autant de personnages iconiques de son manga d’aventures et d’arts martiaux.

Héros bodybuildés et poseurs

Alors que les monstres mignons des premiers épisodes inspireront le manga et la série animée Fly, le style d’Akira Toriyama commence à évoluer, sous l’influence des dessinateurs de la Toei, la société d’animation chargée de l’adaptation télévisée de Dragon Ball. Parmi ceux-ci, plusieurs sont débauchés de la production des Chevaliers du zodiaque, avec la mission d’apporter un style plus dynamique. Les lignes deviennent plus anguleuses, les dessins plus minimalistes, et Akira Toriyama lui-même se met à leur école.

« Dragon Quest IV » (1990). / Akira Toriyama/Square Enix/Mana Books

Dans Dragon Quest IV : l’Epopée des élus, sorti en 1990, la patte de l’artiste a changé. Il ne dessine plus que des personnages adultes. Leur regard n’est plus émerveillé, mais confiant, à la manière de Goku lorsqu’il arrive sur la planète Namek dans le manga Dragon Ball. Le character designer ne se départit pas de son sens de la dérision, à l’image d’un personnage de légionnaire moustachu en armure rose ridiculement disproportionnée, mais la transition vers plus de sérieux et d’intensité est perceptible.

Elle devient frappante dans Dragon Quest VI : le Royaume des songes, en 1995. Alors que le manga Dragon Ball s’apprête à toucher à sa fin, voilà que l’auteur phare de la Shueisha ne dessine plus que des héros bodybuildés anguleux, aux cheveux colorés en crête, dans des postures de plus en plus poseuses.

« Dragon Quest VI » (1995). / Akira Toriyama/Square Enix/Mana Books

Le protagoniste ressemble désormais à Gohan adulte, le fils du héros, un personnage secondaire, à Nappa, la brute extraterrestre, un troisième, à Trunks, le ténébreux voyageur du temps toujours équipé d’une épée.

A la recherche d’un compromis harmonieux

« Dragon Quest Monsters » (1998). / Akira Toriyama/Square Enix/Mana Books

Fatigué de plus de dix ans de publication hebdomadaire et de surenchère viriloïde, Akira Toriyama annonce la fin de Dragon Ball en 1996. Les épisodes suivants de Dragon Quest portent la marque de son envie d’autre chose. Comme dans l’adorable Cowa !, sorti lui aussi en 1998, Dragon Quest Monsters sur Game Boy revient aux formes rondelettes du début, en assumant un look encore plus régressif, encore plus enfantin. Le phénomène Pokémon est passé par là.

Dragon Quest VII : la Quête des vestiges du monde, en 2000, trahit un artiste désormais attiré par les expérimentations. Il joue sur les angles, sur les variations de style, sur les différentes techniques de colorisation, y compris numériques. Le rendu devient étrange, un peu baroque, un peu artificiel.

Comme Picasso a sa période bleue et sa période rose, Akira Toriyama a sa période rond et sa période triangle. Alors que les sorties s’espacent, son style se dirige progressivement vers une sorte de compromis harmonieux entre envergure et douceur, charme et intensité. Avec Dragon Quest VIII : l’Odyssée du roi maudit, en 2004, puis Dragon Quest X, en 2012, il revient à des personnages adultes et à des proportions réalistes, à des créatures fantasmagoriques déconcertantes, mais avec une ligne plus épurée et des silhouettes plus élancées.

Dragon Quest XI (à gauche) témoigne de l’évolution d’Akira Toriyama vers des personnages à la fois adultes et épurés. / Akira Toriyama/Square Enix/Mana Books

Dragon Quest XI, qui sort seulement mais que le recueil d’illustrations n’aborde presque pas, ne fera que confirmer la lente évolution du maître vers la difficile synthèse de ses deux grandes manières de dessiner.