LES CHOIX DE LA MATINALE

Nicole Krauss, auteure de « Forêt obscure », en juillet 2013. / HEIKE STEINWEG / OPALE / LEEMAGE

C’est une sélection éclectique que nous vous proposons cette semaine, avec le destin de quatre athlètes (fictifs), le récit d’un ancien détenu, le souvenir d’un ami disparu, des quêtes existentielles qui passent par Israël ou encore l’incroyable vie de Njinga, reine du Ndongo.

ROMAN. « Deux mètres dix », de Jean Hatzfeld

Par la faute d’un écrivain affectionnant les repérages et d’une prose respirant à hauteur d’hommes et de femmes, mieux, à fleur de muscles, on tombe dans le piège. Au terme de Deux mètres dix, ferme est la conviction que Sue, Tatyana, Randy et Chabdan ont réellement existé. Vérifications faites, les annales des Jeux olympiques (JO) de Moscou en 1980, et de Los Angeles quatre ans plus tard, ne gardent nulle trace de ces champions de papier.

Durant la guerre froide, ces quatre personnages ont des rendez-vous manqués aux JO, une brève confrontation sportive à Helsinki, de tardives et magnifiques retrouvailles sur les hauts plateaux du Kirghizistan. Sous forme rétrospective, Jean Hatzfeld entrecroise tendrement leurs histoires tissées de rivalité et de proximité.

Guerre, tensions géopolitiques, sport de haut niveau : l’auteur décline ici ses obsessions. Il ramasse son style pour faire place aux émotions. Après Où en est la nuit et Robert Mitchum ne revient pas (Gallimard, 2011, 2013), qui brossaient le portrait de champions sacrifiés et déchus, tout aussi imaginaires, il a trouvé son rythme, une foulée inusable. Macha Séry

GALLIMARD

« Deux mètres dix », de Jean Hatzfeld, Gallimard, 208 p., 18,50 €.

ROMAN. « Monsieur Viannet », de Véronique Le Goaziou

Issu d’une enquête sociologique dans le quart-monde tel qu’il se cache à deux pas de chez vous, Monsieur Viannet est d’abord un récit de vie écrit sur l’os, sans une once de graisse, encore moins de pathos, aussi désastreuse qu’ait pu être l’existence de cet ancien détenu qui fut autrefois acquitté du meurtre de son père.

Le personnage principal déploie une telle intelligence de sa propre situation sociale qu’il en vient à prendre la main, certaines pages. Assise sur l’unique chaise disponible dans un logement misérable, un cahier sur les genoux, l’enquêtrice s’astreint à respecter le protocole sociologique, arrimée à sa grande expérience professionnelle – mais, elle n’y peut rien, littéralement happée par le propos de l’enquêté. Et le lecteur avec elle, qui lui aussi garde toujours un œil sur la femme de M. Viannet, belle et imprévisible, fulgurante parfois.

Si l’on peut regretter que l’éditeur ait voulu, sur la quatrième de couverture, en appeler à Beckett et Kafka, dont les œuvres portent des enjeux tellement différents, c’est là l’unique fausse note d’un volume maîtrisé de bout en bout, alors même qu’il explore précisément les limites de cette maîtrise dans nos vies tellement précaires, en vérité. Bertrand Leclair

LA TABLE RONDE

« Monsieur Viannet », de Véronique Le Goaziou, La Table ronde, 208 p., 16 €.

ESSAI. « Résonance », d’Hartmut Rosa

Pratiquer une sociologie de notre modernité sans sombrer dans le pessimisme ou le désespoir, tel est le programme que semble s’être fixé le philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa, auteur du très remarqué Accélération (La Découverte, 2013).

Selon lui, seule une agitation perpétuelle maintient le système capitaliste en l’état, tout en l’entraînant dans une accélération folle où l’homme se retrouve face à un tout qu’il n’entend littéralement plus. Mais ce constat n’est pas l’ultime touche du vaste tableau qu’Harmut Rosa dresse, avec un certain éclectisme, de notre présent. L’entropie actuelle n’a pas éteint, estime-t-il, un désir originaire de « résonance » – une « forme de relation au monde (…) dans laquelle le sujet et le monde se transforment mutuellement ».

La sociologie, dans cette perspective, ne saurait se contenter de débusquer les phénomènes de domination mais doit se transformer en savoir de la vie bonne, donc résonante, en exhumant l’inoxydable désir d’« extension de notre rapport au monde », fût-il dissimulé dans les smartphones ou les vols low cost. Nicolas Weill

LA DÉCOUVERTE

« Résonance. Une sociologie de la relation au monde », d’Hartmut Rosa, traduit de l’allemand par Sacha Zilberfarb et Sarah Raquillet, La Découverte, 536 p., 28 €.

RÉCIT. « François, portrait d’un absent », de Michaël Ferrier

A la fin 2013, au milieu de la nuit tokyoïte, Michaël Ferrier apprend la mort accidentelle de François Christophe. Ce livre admirablement aérien et fragile fait la chronique d’une amitié trop tôt interrompue. Cette amitié, Ferrier la dit, de l’internat du lycée Lakanal au Japon, sans en faire un traité ni l’éloge.

L’amitié ne s’écrit pas, elle se raconte, semble finalement démontrer François, portrait d’un absent au gré des saynètes et des digressions – surtout elle se raconte à deux, ce que ce livre donne miraculeusement l’impression de faire jusqu’à son titre (qui est un emprunt au titre d’un film documentaire de François Christophe, justement).

Et c’est en s’estompant, parfois presque en s’absentant, que l’ami qui reste fait une place à l’ami qui est parti, qu’il l’accompagne, qu’il lutte contre l’oubli, « cette seconde mort », « le vrai tombeau », dont la littérature pourrait être l’antidote. Nils C. Ahl

GALLIMARD

« François, portrait d’un absent «, de Michaël Ferrier, Gallimard, « L’Infini », 256 p., 20 €.

BIOGRAPHIE. « Njinga », de Linda M. Heywood

Njinga (1582-1663), reine du Ndongo, sur le territoire actuel de l’Angola, est un personnage d’une telle puissance qu’il est difficile de l’évoquer sans la projeter dans l’univers des mythes. En regard, la biographie écrite par Linda M. Heywood fait l’effet d’un brusque retour sur terre.

Quand Njinga prend le pouvoir, en 1624, les Portugais ont conquis l’essentiel du Ndongo. Mais elle réussit bientôt à « orchestrer le soulèvement général ». Elle va, dès lors, faire preuve d’une forme de génie de la mobilité.

Les Imbangala, un des peuples de la région, dévastent tout ? Elle en épouse un et adopte leurs coutumes (cannibalisme, sacrifices humains…), efficace instrument de terreur. Les Hollandais débarquent ? Elle s’allie avec eux contre les Portugais. Elle poussera l’art de la métamorphose jusqu’à se convertir pour de bon au christianisme.

A quoi, donc, résumer sa vie ? L’un des grands talents de Linda M. Heywood est de montrer qu’aucun schéma ne permet d’enfermer Njinga, que caractérise mieux une inépuisable multiplicité, une capacité à être toujours ailleurs. Et à se libérer de tout, même de sa propre légende. Florent Georgesco

LA DÉCOUVERTE

« Njinga. Histoire d’une reine guerrière (1582-1663) », de Linda M. Heywood, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Pignarre, préface de Françoise Vergès, La Découverte, 336 p., 22 €.

ROMAN. « Forêt obscure », de Nicole Krauss

Auteure de L’Histoire de l’amour (Gallimard, Prix du meilleur livre étranger 2006), la romancière américaine Nicole Krauss n’aime rien tant que perdre ses lecteurs dans les brillants labyrinthes de ses fictions.

Dans Forêt obscure, son troisième livre traduit, c’est aux murs de leurs prisons intérieures que se cognent en premier lieu ses personnages, Epstein et Nicole.

Cette dernière, écrivaine elle aussi, est confrontée à un double drame : l’inspiration la fuit et son mariage part à vau-l’eau. Où va cette « écrivaine de renommée internationale », cette mère de famille accomplie, cette ex-championne de l’organisation ? Quant à Epstein, le puissant homme d’affaires new-yorkais, il s’est soudain dépouillé de tous ses biens et a disparu du jour au lendemain, sans explication.

Les quêtes d’Epstein et de Nicole alternent et se répondent, toutes deux passant par la terre d’Israël. L’antique lumière, le désert, la mystique juive et l’ombre omniprésente de Franz Kafka les aideront-ils à réussir leurs mues existentielles ?

Il y a dans la forêt obscure de ce roman un côté « arborescent », érudit, où le lecteur doit accepter de s’égarer – pour mieux se retrouver. Florence Noiville

L’OLIVIER

« Forêt obscure » (Forest Dark), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Paule Guivarch, L’Olivier, 288 p., 23 €.