Editorial du « Monde ». Les Gaulois, c’est bien connu, sont réfractaires au changement. S’il arrive au président Emmanuel Macron de le déplorer, le conseil de la langue française et de la politique linguistique de la Fédération Wallonie-Bruxelles, lui, se fait visiblement fort de passer outre à la légende. Dans une série de recommandations, publiées outre-Quiévrain et sous prétexte de simplification, cette institution vient de remettre en question l’une des règles grammaticales les plus subtiles de notre langue : celle de l’accord du participe passé.

Cette modification unilatérale consiste à supprimer l’accord lorsque le participe passé est conjugué avec l’auxiliaire « avoir » (exemple : la pomme que j’ai mangée devient la pomme que j’ai mangé). Deux anciens professeurs de français belges, Jérôme Piron et Arnaud Hoedt, qui moquent avec talent les incongruités de l’orthographe française dans un spectacle présenté en France et en Belgique, La Convivialité, ont enfoncé le clou dans une tribune très argumentée, publiée par Libération, le 3 septembre : pour eux, l’esprit critique ne doit pas « s’arrêter au seuil de l’orthographe ».

La révolte n’est pas nouvelle

Le défi est de taille et pose d’importantes questions. La révolte contre l’accord du participe passé, introduit dans la langue française au XVIe siècle, n’est pas nouvelle. Voltaire, déjà, s’emportait contre cette règle : « Clément Marot a ramené deux choses d’Italie, la vérole et l’accord du participe passé, écrivit-il. Je pense que c’est le deuxième qui a fait le plus de ravages ! » Plus d’un pédagogue s’y est attaqué, faisant valoir que les professeurs consacrent à son enseignement pas moins de quatre-vingts heures dans une scolarité moyenne, tant il est complexe. Bescherelle lui-même concède que « la règle de l’accord du participe passé est l’une des plus artificielles de la langue française ». Elle a pourtant survécu aux Lumières et à Jules Ferry.

Le moment est-il venu de s’en débarrasser ? De toute évidence, avancent les abolitionnistes, quatre-vingts heures d’enseignement ne suffisent pas à faire entrer dans la tête des Français ces sacro-saintes règles, qui continuent d’être allègrement malmenées – et pas seulement dans l’orthographe-texto : le Gaulois peut aussi être réfractaire à l’obstination. Il arrive même au président de la République, qui se pique d’être un homme de lettres, de tomber dans le panneau d’un accord erroné. Introduire l’invariabilité du participe passé permettrait donc d’utiliser plus utilement ces fameuses quatre-vingts heures et de supprimer ce que certains identifient comme un instrument de discrimination sociale.

Les antiabolitionnistes, eux, mettent en avant les effets bénéfiques des complexités de la langue française sur notre cerveau. « C’est avec la langue que l’on pense, plaide dans nos colonnes Romain Vignest, président de l’association des professeurs de lettres. Renoncer à maîtriser la langue, ou la simplifier pour qu’elle soit plus facile à employer, c’est renoncer à penser. »

L’expérience montre qu’en matière d’orthographe le Gaulois est surtout réfractaire au verticalisme top-down : ainsi, la réforme du « nénufar », introduit en 1990 au côté du « nénuphar », et de « l’ognon » au côté de « l’oignon », n’est jamais entrée dans les usages. Laissons donc l’usager être le véritable juge de paix. Le Monde continuera d’accorder les participes passés. Et nous continuerons de lire avec plaisir les lettres que nos lecteurs belges nous auront écrites. Ou écrit.