De g. à dr. : Henri Lopes, Alain Mabanckou, In Koli Jean Bofane, J.M. Coetzee et Gauz. / DR

Si les thèmes de l’exil, de la guerre et de la politique traversent les romans de cette rentrée littéraire, ils résonnent également de questionnements sur le devenir intime de chaque être. De Johannesburg à Casablanca en passant par Brazzaville, La Rochelle ou Bassam, les neuf titres retenus par la rédaction du Monde Afrique entraînent les lecteurs bien au-delà des frontières africaines.

  • Autobiographie au pays natal

Depuis Demain j’aurai vingt ans, Alain Mabanckou nous habitue à retrouver régulièrement Michel, sa mère Pauline Kengué et son père adoptif Roger Kimangou, doubles de l’écrivain congolais et de ceux qui l’ont élevé. Dans son nouveau roman, Les cigognes sont immortelles, le Prix Renaudot 2006 revient sur l’assassinat en 1977 du président congolais Marien Ngouabi. Un drame national qui aura des conséquences familiales.

Inlassable conteur qui puise dans l’humour de quoi alléger un quotidien parfois trop lourd, Alain Mabanckou narre le Congo des années 1970, un pays en prise avec un régime marxiste-léniniste qui va se muer en dictature militaire. Et comme bien souvent lorsqu’il convoque Michel, l’écrivain offre un cantique à ses parents aujourd’hui disparus.

Les cigognes sont immortelles, d’Alain Mabanckou, Seuil, 304 pages

S. K.-G.

  • France-Côte d’Ivoire, aller-retour

En 1890, Maxime Dabilly tente l’aventure coloniale et embarque à La Rochelle, direction Bassam. Dans les années 1970, un enfant africain des Pays-Bas élevé au Petit Livre rouge, Shaoshan Illitch Davidovitch Anouman, est envoyé en Côte d’Ivoire. Chacun narre son voyage et offre un regard double qui rythme le nouveau roman de Gauz, Camarade Papa.

Celui qui s’est fait connaître avec Debout-Payé jongle avec tant de brio avec les mots et les registres de langage qu’il truffe son récit de pépites. Anouman « détonne souvent les gens » par son français réinventé et ses slogans communistes tout faits. L’on « vire-volts » entre une histoire qui nous « triste » et un récit qui nous réjouit.

Roman historique et fresque initiatique, Camarade Papa rend hommage aux peuples – Agni, Kroumen, Appoloniens… – qui ont eu à faire face à des aventuriers comme Marcel Treich-Laplène et Louis-Gustave Binger, venus conquérir leurs terres au nom de la France.

Camarade Papa, de Gauz, Le Nouvel Attila, 256 pages

S. K.-G.

  • Une enquête au Maroc

« Sese était ce qu’on appelle un brouteur, un genre de cyber-séducteur africain » pour qui « draguer des petites ou de vieilles Blanches en mal d’amour était dans ses cordes et pouvait passer pour une activité d’intérêt public ». Alors qu’il pensait rejoindre clandestinement Deauville, ce Congolais débrouillard débarque à Casablanca… où il finit par se lier d’amitié à Ichrak. Mais la belle sera découverte sans vie dans une rue. L’enquête menée par le commissaire Moktar Daoudi débouche plus sur un roman social qu’un polar.

L’écrivain congolais (RDC) In Koli Jean Bofane décrit une société marocaine où les uns spéculent dans l’immobilier tandis que les autres vivent de rien, où les femmes luttent contre la folie et l’enfer que leur mènent les hommes, où les migrants subsahariens sont menacés par la haine et le racisme des Nord-Africains. Mais La Belle de Casa est aussi une ode à la littérature et un hommage à la romancière Kaoutar Harchi.

La Belle de Casa, d’In Koli Jean Bofane, Actes Sud, 208 pages

S. K.-G.

  • Somme toute

Elizabeth Costello, double littéraire du Prix Nobel sud-africain J.M. Coetzee, est l’héroïne de L’Abattoir de verre, saisissant portrait fragmenté d’une écrivaine au seuil de sa vie, qui médite sur l’ambivalence des humains et l’empreinte de toute œuvre. La romancière australienne vieillissante nous apparaît en sept chapitres (ou nouvelles) comme la femme infidèle, la vieille dame entourée de chats dans un village castillan ou encore l’intellectuelle diminuée, angoissée par la mort et l’horreur de l’abattage des animaux.

Chaque texte est placé sous l’influence d’un auteur (saint Augustin, Robert Musil, Dostoïevski…) et traversé par une question intime, celle de la dualité : qui est vraiment Elizabeth, elle qui a été toutes ces personnes ? En creux se dessine une réflexion intime de Coetzee sur son art et le pouvoir des livres : permettent-ils aux gens de changer profondément ou seulement de vivre d’autres vies que les leurs ?

L’Abattoir de verre, de J.M. Coetzee, traduit de l’anglais par Georges Lory, Seuil, 167 pages

G. M.

  • Les fantômes du veld

Un an après la disparition de Karel Schoeman (1939-2017), L’Heure de l’ange vient clore un triptyque consacré aux voix, commencé avec Cette vie (2009) et Des voix parmi les ombres (2014). Le grand écrivain sud-africain y suit la sinueuse quête d’un producteur de télévision de Johannesburg épuisé, qui revient dans son village natal. Officiellement, il fait des recherches sur un berger du début du XIXe siècle qui, suite à l’apparition d’un ange, est devenu le premier poète en langue afrikaans.

Mais ce qu’il cherche en réalité dans ce veld déserté où ne survivent que quelques vieux Afrikaans se révèle au fur et à mesure que son enquête s’enlise : une confrontation avec son passé et le pays, qui lui échappent inexorablement. Porté par une véritable grâce dans la langue, le rythme, les images, L’Heure de l’ange est un roman sublime où les voix passées et présentes s’entrechoquent et révèlent ce qui demeure à vif dans l’Afrique du Sud contemporaine.

L’Heure de l’ange, de Karel Schoeman, traduit de l’afrikaans par Pierre-Marie Finkelstein, Phébus, 512 pages

G. M.

  • Portrait d’un homme

Depuis Tribaliques, son recueil de nouvelles paru en 1971, Henri Lopes, né en 1937 au Congo, a construit une œuvre nourrie par ses voyages et son héritage duel. Dans Il est déjà demain, l’écrivain et ancien ambassadeur du Congo-Brazzaville en France se penche sur les origines de ses parents, tous deux métis, nés de mères « indigènes » et de pères colons.

Le roman s’ouvre sur une rencontre épatante avec les descendants d’un certain Michel Voultoury, qui fut le compagnon de la grand-mère de l’auteur, Joséphine Badza. L’auteur tire ce fil et part sur les traces de ses aïeuls, de Moscou à Cuba, en passant par les rives du Congo, et on se passionne pour cette question essentielle : que doit à ses ancêtres l’être que l’on est aujourd’hui ?

Il est déjà demain, de Henri Lopes, JC Lattès, 350 pages

G. M.

  • Père et fils dans le blizzard

Figure de l’opposition radicale au président Paul Biya, le Camerounais Patrice Nganang est aussi un formidable romancier qui a marqué durablement les lecteurs avec Temps de chien (2001), une plongée dans la misère d’un quartier de Yaoundé à travers les yeux d’un cabot. Il revient en cette rentrée avec Empreintes de crabe, roman sensible sur la relation entre un fils et son père, Nithap, qui a quitté le Cameroun pour venir lui rendre visite aux Etats-Unis.

Le blizzard s’abat sur la région et le vieil homme, malade, prolonge son séjour. Géniale idée que cette perturbation météo qui instaure une manière de huis clos et invite à se raconter des histoires. Dans une atmosphère qui évoque autant Homère qu’un roman russe, le père s’ouvre sur la guerre et le combat politique, le fils sur l’exil et sa douleur, et tous deux nous parlent de ce que coûtent la passion et l’engagement.

Empreintes de crabe, de Patrice Nganang, JC Lattès, 400 pages

G. M.

  • Désillusion tunisienne

Révélation de cette rentrée, le jeune auteur Aymen Gharbi signe Magma Tunis. On y rencontre Ghaylène, un urbaniste intello tourmenté par la violente dispute qui a éclaté entre sa compagne et lui. Alors que la ville est perturbée par des pétards, une étrange invasion de chats, des montagnes de poubelles et de curieuses performances d’art contemporain, le héros souffre de son chagrin d’amour et pense au suicide.

Egocentriques, nonchalants, les personnages de Gharbi nous choquent et tant mieux ! A travers l’individualisme grotesque de la jeunesse, son énergie autodestructrice et le bouillonnement illisible de Tunis, c’est bien la rupture entre un pays et son peuple que l’écrivain tunisien sonde, l’air de rien, dans ce roman poétique et pétillant.

Magma Tunis, d’Aymen Gharbi, Asphalte Editions, 192 pages

G. M.

  • Noirceur de la guerre

Le tirailleur Alfa Ndiaye délire en dévidant le fil de sa vie. Il a quitté son Sénégal natal pour aller faire la « Grande Guerre » (1914-1918) en France, histoire de voir du pays. Pas sûr qu’il en ait vu beaucoup, au-delà des tranchées où son meilleur ami a perdu la vie, misérablement éventré par une baïonnette. Dès lors, Alfa va s’en prendre sans pitié aux « yeux bleus » ennemis et sortir de lui-même toute l’atroce noirceur dont la guerre l’a rendu capable. Il finit à moitié fou, sur un lit d’hôpital, où au rythme sinueux d’une complainte aigre-douce, il raconte les blessures de son âme à jamais fracassée par l’horreur.

Avec cette litanie grandiose et douloureuse, le romancier David Diop entre assurément du premier coup dans la cour des grands, au point d’avoir séduit la sélection du prix Goncourt.

Frère d’âme, de David Diop, Seuil, 176 pages

K. B.