Le Racingman Finn Russell avant un coup de pied, le 2 septembre contre Clermont, à l’Arena de Nanterre (Hauts-de-Seine) / FRANCK FIFE / AFP

Suivez bien les joueurs : c’est au niveau de leur flanc gauche, juste au-dessus du short, qu’il faut regarder. Drôle d’endroit sur un maillot de rugby. Les dirigeants du Racing 92 et du Sporting union Agen ont choisi de reléguer aussi bas le logo de leurs clubs respectifs, opposés samedi 8 septembre dans l’Arena de Nanterre (Hauts-de-Seine), pour la 3e journée du championnat de France.

Cette saison, ces deux clubs historiques ont chacun renoncé à afficher leurs blasons sur leur torse, préférant vendre cet emplacement symbolique à des sponsors. Les Racingmen ont ainsi abandonné leur cœur à Assystem, un groupe international d’ingénierie installé à Paris. Les Agenais en ont fait de même avec les laboratoires de l’UPSA : l’Union de pharmacologie scientifique appliquée, fondée à Agen mais désormais sous le contrôle d’actionnaires américains.

Le Racing et Agen illustrent, à l’extrême, « un mouvement assez général » dans les sports collectifs : la professionnalisation du rugby et sa marchandisation ont transformé les joueurs en « armoires publicitaires », selon l’expression de Christophe Lepetit, responsable des études économiques au Centre de droit et d’économie du sport, à Limoges.

Dans ses statuts et règlements, la Ligue nationale de rugby autorise jusqu’à « un maximum de 9 publicités » sur les équipements de chaque club. Le texte interdit seulement la publicité sur quelques emplacements : le col du maillot ; la manche droite ; le numéro du joueur, au dos ; ainsi que les chaussettes.

« Dommage et triste »

Hormis le Racing et Agen, les douze autres clubs du championnat de première division ont conservé leurs armoiries là où palpite le cœur de leurs joueurs. Mais tous inspirent déjà les sarcasmes de la « Boucherie Ovalie », site Internet satirique, qui trouve les maillots du Top 14 encore « plus laids et remplis de pubs que les maillots des cyclistes au Tour de France. »

A terme, la profusion de sponsors et de couleurs différentes sur un même maillot pourrait s’avérer « contre-productive », estime Christophe Lepetit. Pour les sponsors, d’abord : « S’il y a autant de marques sur un maillot, les supporteurs auront plus de mal à toutes les mémoriser. » Pour les clubs, ensuite : « Ces nouveaux maillots peuvent aussi susciter chez les supporteurs un phénomène de rejet, une forme de défiance vis-à-vis des dirigeants. »

Dès le mois de juillet, à l’annonce des nouveaux maillots, les supporteurs d’Agen ont exprimé leur mécontentement sur les réseaux sociaux. En particulier à travers la page Facebook de la « Buvette d’Armandie », qui rassemble plus de 10 000 internautes. Son fondateur, Romain Péroua, invoque l’importance de « la symbolique » et de la lutte contre « le rugby business » :

« Quand on a joué au rugby, on sait que le logo, ça va sur le cœur. Là, on a l’impression que les sponsors ont plus de force que l’histoire du club. Alors qu’on représente un peu le rugby de clocher, le’petit village’du championnat, on se retrouve avec un logo presque au niveau du short. Je trouve ça dommage et triste. »

Ainsi va le rugby professionnel, de plus en plus tributaire des sponsors : ceux-ci représentent encore aujourd’hui la manne principale des clubs, devant les recettes télévisisées et la billetterie. Agen dispose cette saison d’un budget prévisionnel de 13,8 millions d’euros, le plus faible du championnat. Bien moins que le Racing et ses 24 millions d’euros annuels sous la présidence de l’entrepreneur Jacky Lorenzetti, 126e fortune de France.

« Meilleure visibilité à la télévision »

Les dirigeants du Racing n’ont pas répondu aux sollicitations du Monde. Le Sporting club Agen, lui, a justifié sa démarche. S’il a fallu installer l’insigne des laboratoires de l’UPSA sur le cœur (et sur le short) des joueurs, c’est pour libérer la place qu’ils prenaient auparavant, au dos du maillot. Une place qu’occupe désormais l’un des nouveaux sponsors du club depuis l’été, l’enseigne de grande distribution Gifi (et ses idées de génie), qui du même département. « Un nouveau sponsor important », reconnaît Jean-François Fonteneau, président du conseil d’administration du club, sans livrer de chiffres précis.

Par le passé, Agen avait déjà déplacé le sacro-saint logo du club : lors de la saison 2009-2010, l’emblème avait fini sur le plexus des joueurs, coincé entre une marque de voiture et un groupe de construction. Ou bien déjà près de la hanche gauche, en 2015-2016, mais sans pour autant céder place à un sponsor.

Jean-François Fonteneau se dit « sensible » aux doléances des supporteurs : « A l’avenir, on se posera des questions. On pourrait même proposer un sondage auprès de nos partenaires, auprès du public. » Le dirigeant rappelle aussi une donnée du marché. Pour une marque, malgré sa symbolique, le cœur d’un maillot reste en principe moins cher à acquérir que de s’afficher sur le dos et l’abdomen des joueurs que sur leur cœur. « Ces deux emplacements ont une meilleure visibilité à la télévision », précise le dirigeant. Argument implacable.