Tous les matins, à neuf heures, Bernard Granier se mêle au flot des dizaines de milliers de fourmis qui circulent sur la dalle de béton de la Défense (Hauts-de-Seine) pour s’engouffrer dans l’une des 70 tours que compte le site. A la différence des autres salariés happés par les ascenseurs, il s’arrête devant une discrète porte de chantier, de couleur verte, au rez-de-chaussée. Ancien colonel des « paras » de l’armée de l’air, Bernard Granier est le patron de la nouvelle salle de contrôle du célèbre quartier sorti de terre il y a soixante ans.

Dans une pièce sombre, huit agents observent en permanence une vingtaine d’écrans accrochés au mur et de multiples tableaux de bord. Cet hyperviseur, ce sont les yeux et les oreilles du plus grand quartier d’affaires d’Europe continentale. Il rassemble des données récupérées par 320 caméras et 14 000 capteurs placés sur l’ensemble du site. Les informations recueillies portent sur la sécurité, l’environnement, la fréquentation d’un escalier, l’utilisation des équipements, la fermeture d’une barrière, l’éclairage d’un tunnel, les flux de piétons ou la bonne marche d’un escalator…

La Défense, 1958-2018 : soixante ans de transformations en images

Unique en France par son ampleur, cet investissement de huit millions d’euros a été inauguré cet été par l’établissement public qui aménage le site, une structure créée par un décret du général de Gaulle il y a tout juste soixante ans, le 9 septembre 1958. S’il n’est encore qu’au tout début de ses potentialités, ce dispositif témoigne de la volonté de l’établissement public d’amorcer un nouveau virage dans l’histoire du quartier.

Le PC de sécurité de Paris la Défense. / Carlos Ayesta / © Carlos Ayesta

Le train de la « start-up nation »

Après des décennies de transformations, le pilote de la Défense espère faire grimper le site dans le train de la « start-up nation ». Et tente de moderniser ce quartier mal-aimé, dont l’aménagement et certains bâtiments, pensés pendant les Trente Glorieuses, apparaissent de plus en plus démodés ou dégradés. A 60 ans, l’établissement public veut changer l’image de la Défense, qui reste associée à la culture fermée des grands groupes du CAC 40, à une vision fonctionnelle et hiérarchique du travail, incarnée dans la verticalité de ses tours de verre.

Comment rendre le quartier plus attractif, attirer des entreprises plus diverses, des jeunes diplômés, des start-up, des créatifs ? Comment créer cette ouverture et cette mixité sociale et d’usages, dont la Défense manque cruellement aujourd’hui, et qui sont considérés comme le terreau de l’innovation ? Autant de défis pour Marie-Célie Guillaume, la directrice de Paris la Défense, structure issue de la fusion, en début d’année, de l’Epadesa, l’aménageur sous contrôle de l’Etat, et Defacto, le gestionnaire, administré par les collectivités.

Les nouveaux projets de l’établissement public témoignent de cette volonté, encore balbutiante, de s’adapter à son temps : ouverture de galeries d’art et de lieux événementiels, d’espaces de coworking, végétalisation des endroits les plus minéraux du site, création de trois potagers partagés pour les salariés et les habitants… Cet hiver, Oxygen, un grand complexe de restaurants bio et circuit court, construit avec du bois et du bambou, ouvrira ses portes.

Oxygen, de Stéphane Malka Architecture, est un ensemble de restaurants bio et circuits courts, dans un espace situé sous la dalle. / STEPHANE MALKA ARCHITECTURE

L’établissement public s’est aussi lancé dans l’aménagement des immenses espaces inutilisés situés sous la dalle, ainsi que de quelques parkings souterrains. Des appels d’offres ont été lancés pour inventer des usages alternatifs à ces grands volumes : salles de sport ou de clubbing, lieux événementiels, agriculture souterraine…

Le « Manhattan » français

Les projets sont nombreux, mais un changement d’image ne se fait pas en un jour. A ses débuts, la Défense incarnait pourtant une certaine vision de la modernité dans une France qui basculait peu à peu dans une économie de services et planifiait ses grands projets depuis Paris. En 1958, la Défense est un rond-point au carrefour de Puteaux et Courbevoie, qui achevait la longue avenue royale construite par Le Nôtre, et où figurait la statue La Défense de Paris.

Cette année-là, alors que l’établissement public d’aménagement du site vient d’être créé par Charles de Gaulle, le Centre des nouvelles industries et technologies (CNIT), une initiative privée, est le premier édifice à être construit. Avec sa voûte emblématique, il draine de nombreux visiteurs dans son salon des arts ménagers ou son salon de l’enfance.

Dans les années 1960, la Défense a adopté son plan de développement et la première génération de tours sort de terre : la tour Nobel, en 1966, est suivie par la tour Esso, aujourd’hui détruite, puis la tour Aquitaine, la tour Aurore, la tour Franklin, la tour Fiat… En 1970, la Défense obtient sa liaison RER : elle est reliée à la place de l’Etoile en cinq minutes. Le quartier n’ambitionne rien de moins que de devenir le « Manhattan » français.

Construite en 1966, la tour Nobel, désormais appelée tour Initiale, est la première du site, achevée juste avant la tour Esso. / DR Paris La Défense

Une image dégradée

Mais tandis que la France entre dans une période de crise, un malaise grandit. Les projets de tours sont critiqués, le site ne séduit pas la population et la priorité donnée par le gouvernement à l’achèvement du projet est contestée dans un climat social tendu. En 1973, près de 600 000 m² de bureaux sont vides à la Défense. Les constructions finissent elles-mêmes par connaître un coup d’arrêt à partir de 1975.

Elles sont relancées dans les années 1980, dans la foulée de l’ouverture, en 1981, de ce qui est alors le plus grand centre commercial d’Europe, les Quatre Temps. Ces années dorées du capitalisme voient le quartier s’étendre, notamment vers Nanterre et La Garenne-Colombes. Alors que l’économie prend un tournant de plus en plus libéral, la Défense entre dans une nouvelle dimension : le nombre de salariés sur le site passe de 51 700 en 1982 à plus de 104 000 en 1990. La période est marquée par une nouvelle construction qui deviendra son symbole : la Grande Arche de Johan Otto von Spreckelsen, inaugurée en 1989 par François Mitterrand.

Cette dynamique s’essouffle dans les années 1990. A partir de 1993, peu de constructions importantes sont amorcées, et l’image du quartier se dégrade à nouveau. Une mauvaise réputation qui perdure encore aujourd’hui. « Beaucoup de gens pensent encore à la Défense de cette époque, quand le site connaissait des problèmes de sécurité, et que des bandes s’y donnaient rendez-vous pour s’affronter. Ce n’est plus du tout comme ça aujourd’hui », assure Marie-Célie Guillaume, la directrice de Paris la Défense.

Végétalisation, promenades et « roof tops »

Dix projets qui vont changer la Défense

Depuis les années 2000, le site aux 180 000 salariés a repris son expansion. Pas moins d’une dizaine de tours sont actuellement en projet ou en construction. Avec un esprit plus en accord avec son temps. Le futur quartier des Groues, à Nanterre, accordera ainsi une large place au végétal et sera mixte, avec 340 000 m² de logements, 200 000 m² de bureaux, des incubateurs et des bâtiments en bois. Le site abritera une future gare du RER E et du Grand Paris Express.

Derrière les Quatre Temps, le boulevard circulaire sera transformé en promenade plantée en hauteur. A l’ouest, la tour Les Jardins de l’Arche, avec des arbres en terrasse, accueillera un hôtel et sera surmonté d’un bar avec vue panoramique, à la manière des roof tops new-yorkais.

En attendant, pour continuer son effort de diversification du tissu économique et développer une culture d’innovation, Paris la Défense expérimente. Une navette autonome est testée depuis un an sur la dalle. L’établissement va lancer, en cette rentrée, son « lab », un programme d’incubation de start-up qui permettra à de jeunes entreprises d’exploiter les données issues des multiples capteurs de la salle de contrôle, disséminés sur le site, pour imaginer de nouveaux services.

Intelligence artificielle

L’analyse de ces données permettra, par exemple, de trouver un remède à un problème bien connu sur le site : celui de l’orientation. Une source de stress pour les visiteurs, totalement déroutés par ce dédale de souterrains, d’escalators extérieurs, de dalles et de terrasses. La direction de l’établissement envisage des applications de réalité augmentée, une signalisation qui s’adapte au visiteur…

Dans les mois à venir, la salle de contrôle va se doter d’outils d’analyse prédictive, qui permettront, grâce à l’intelligence artificielle, de mieux gérer les flux de piétons aux heures de pointe, lors des concerts de la nouvelle salle de spectacle U Arena, ou encore d’anticiper des pannes, capteurs et caméras à l’appui. « Mais on n’est pas Big Brother », se défend Bernard Granier, le patron de la salle de contrôle. Il assure que toutes les images sont autodétruites « au bout de quinze jours », sauf si la police, avec laquelle l’équipe travaille étroitement, formule avant ce délai une réquisition.

D’autres développements sont encore à l’étude, comme l’éclairage à la demande, ou encore des capteurs qui indiqueront lorsqu’une poubelle est pleine. Le site teste aussi des corbeilles dotées de broyeurs intégrés, qui fonctionnent à l’énergie solaire.

« Flex office » et babyfoot

Pour héberger les start-up de son « lab » et donner un nouveau souffle à sa nouvelle structure issue de deux établissements jadis rivaux, Paris la Défense vient d’emménager dans de nouveaux locaux. Ce déménagement, adossé à une approche plus tournée vers les usagers et les espaces publics, est une manière pour l’établissement de démontrer sa légitimité, en cette période incertaine : la gouvernance de la structure, aujourd’hui aux mains de quelques collectivités locales et, en particulier, des Hauts-de-Seine, pourrait être bousculée par l’hypothétique fin des départements de la petite couronne, qui pourraient fusionner au sein de la métropole du Grand Paris.

Sur trois étages de la tour Cœur Défense, l’établissement a aménagé ses bureaux entièrement ouverts en flex office : personne n’a de bureau attitré, et on range ses affaires dans des casiers. On y trouve des murs végétalisés, des tables en bois, des poufs pour faire la sieste, des cabines insonorisées aux couleurs flashy, un babyfoot et des distributeurs d’oranges pressées.

Comme si l’établissement public ambitionnait d’être la vitrine des nouvelles méthodes de travail « start-up », au risque, peut-être, de tomber dans la caricature. Mais à soixante ans, la vieille dame ressent un besoin irrépressible de rajeunir son image.