Anne Teresa De Keersmaeker à Bruxelles, en 2016. / HUGO GLENDINNING

Depuis la création de sa compagnie, Rosas, en 1983, Anne Teresa De Keersmaeker a aiguisé son sens du compas, des rosaces et des entrelacs au gré d’une cinquantaine de spectacles. Le grand « Portrait » que lui consacre cette année le Festival d’automne s’articule autour d’une dizaine de pièces majeures, un événement participatif, un week-end de conférences et d’ateliers, un programme dédié à P.A.R.T.S., l’école créée en 1995 par la chorégraphe.

La musique draine votre travail chorégraphique avec un penchant marqué pour la présence régulière de musiciens sur scène auprès des danseurs. Quelle importance a pour vous la musique live ?

La musique est toujours mon premier partenaire dans cette organisation du mouvement dans le temps et l’espace qu’on appelle « danse ». Je construis chacune de mes pièces dans un rapport étroit avec la partition musicale. Son observation, sa lecture, l’écoute des œuvres, la rencontre quotidienne avec des musiciens ont bâti ma relation au mouvement – je pense par exemple aux musiciens de l’ensemble Ictus, qui vivent sur le même site que Rosas à Bruxelles, à Alain Franco, pianiste avec qui j’ai conçu Zeitung et Zeitigung, ou à Jean-Guihen Queyras, Amandine Beyer… Ces gens m’ont toujours frappée par leur tournure d’esprit, leur intelligence dans le travail.

Dès que j’en ai eu les moyens, avec la production Bartok/Mikrokosmos, sur la musique de Bartok et Ligeti, j’ai voulu qu’il y ait des musiciens avec nous dans le processus de travail aussi bien que sur le plateau. J’aime comme la musique leur passe dans le corps. Je trouve cela tout simplement beau. Ensuite, leur présence change notre perception du spectacle : on regarde la musique et on écoute la danse, d’une certaine manière. Evidemment, cela pose toutes sortes de questions de mise en scène. On peut diviser l’espace en deux – un site pour eux, un site pour nous – ou alors créer un seul espace entremêlé où les corps dansants et les corps musiciens interagissent.

C’est ce qui s’est passé avec Vortex Temporum, par exemple. Chaque interprète a été « mis en couple » avec un instrumentiste. Chacun s’est calé sur l’une des parties instrumentales de la partition, mais s’est aussi emparé très concrètement des gestes physiques de « son » instrumentiste. Ainsi, les gestes des bras dominent-ils pour les danseurs associés aux instruments à archet, tandis que les cascades rythmiques du piano, les traversées du clavier par les mains du pianiste inspirent à Carlos Garbin une danse riche en sauts. Nous avons travaillé de la même manière les mouvements physiques et sonores.

J’ajouterai que la musique « spiralée », tournoyante, du Vortex Temporum de Gérard Grisey m’a poussée à construire une nouvelle qualité d’espace, totalement circulaire, qui échappe à la frontalité traditionnelle, celle que j’avais pratiquée jusqu’alors, celle de la black box du théâtre. Cela s’est encore radicalisé lorsque nous avons transposé le spectacle pour le white cube des musées d’art contemporain : plus de frontalité du tout, cette fois !

Parallèlement, le silence surgit régulièrement dans vos spectacles. En 2009, vous avez créé « The Song », pièce qui a marqué une bascule dans votre travail, avec les seuls bruits du corps comme bande-son. Que représente-t-il pour vous ?

Le silence est toujours le point de départ, celui des premières répétitions et de la création du vocabulaire en studio – tout comme l’immobilité est le point de départ du mouvement. Le silence crée un espace acoustique qui n’est pas encore « strié » par le rythme et l’organisation du temps, et qui permet de faire naître la danse. Nombre de mes pièces jouent avec ça. Le premier mouvement de Rosas danst Rosas se danse en silence. The Song, évidemment aussi, mais aussi Golden Hours (As You Like It).

Vous avez créé des spectacles en lumière naturelle comme « En Atendant » (2010), qui se déclinait en même temps que la nuit tombait, tandis qu’à l’inverse Cesena (2011) démarrait à la fin de la nuit pour voir le jour se lever. Quelle relation entretenez-vous avec la nature ?

Ma mère était institutrice, mon père fermier. J’ai vécu à la campagne, proche de la nature. Ecologie et esthétique sont des termes presque synonymes pour moi : la recherche du beau s’accompagne toujours d’une curiosité pour l’ordre naturel. J’ai des affinités avec certaines approches orientales, aussi, je pense volontiers en termes d’énergies et de transformation des états, comme dans le taoïsme. Ajoutez à cela une fascination pour la géométrie, le cercle, la spirale, les vagues gravitationnelles, et vous avez à peu près ma carte mentale !

Avec l’âge, je suis de plus en plus sensible aux bruits de la nature, aux sifflements des oiseaux, par exemple. Je sais en reconnaître certains. Tiens, ici un merle, là un rouge-gorge ! On dirait même qu’il y a de la panique dans l’air à entendre leurs sifflements ! J’ai de l’admiration pour le compositeur Olivier Messiaen, qui a conçu des partitions entières à partir de chants d’oiseaux. De façon plus quotidienne, la façon dont je vis, respire, mange, est directement reliée à la nature.

Sur vos plateaux, on trouve des figures géométriques, des rosaces, comme sur le sol du Musée Wiels, à Bruxelles, pour la performance « Work/Travail/Arbeid » ; des étoiles sont souvent dessinées, parfois en direct par les danseurs, comme dans votre spectacle « Mitten wir im Leben sind », sur la musique de Bach. Quelle source d’inspiration constitue pour vous la géométrie ?

Mon solo Fase, créé en 1983 sur la musique de Steve Reich, est entièrement basé sur un cercle. Décidez de deux points sur le sol, emparez-vous d’une corde, faites-en un compas, et tracez votre cercle comme on bâtit sa maison. C’est une forme close, mais aussi une forme démocratique : tout le monde est à la même distance du centre, la hiérarchie est abolie. Les danses traditionnelles opèrent souvent en cercle.

A partir de là, je n’ai jamais cessé de vouloir construire des directions et des proportions géométriques, que l’on retrouve d’ailleurs très souvent dans la nature. Dans Drumming et Rain, par exemple, la trajectoire en spirale que dessine la phrase de base s’inscrit dans une figure fondamentale, que nous avons divisée de manière proportionnelle selon le nombre d’or, une proportion que je tiens pour naturelle. En outre, le vocabulaire chorégraphique est lui-même conçu pour être adéquat à ces structures, en ordonnant le mouvement des membres en combinaisons de trajectoires droites ou courbes.

« Quand le corps se fragilise, quand les cellules se dégradent, il faut développer une capacité de penser une autre qualité de mouvement. Car on ne sait finalement pas de quoi un corps est capable – et c’est très beau ainsi… »

Vous dansez dans vos spectacles depuis vos débuts et continuez d’interpréter vos pièces, notamment « Fase ». Quelle attention particulière portez-vous à votre corps, à son vieillissement ?

Je l’ai souvent dit : je suis danseuse avant d’être chorégraphe. J’espère continuer à le faire le plus longtemps possible. La seule chose dont on soit sûr, c’est qu’il y a un début et une fin ! Le corps est l’endroit où le passage du temps est le plus lisible. C’est particulièrement vrai pour une danseuse. Quand il se fragilise, quand les cellules se dégradent, il faut développer une capacité de penser une autre qualité de mouvement. Car on ne sait finalement pas de quoi un corps est capable – et c’est très beau ainsi… Ma nouvelle pièce, Les Six Concertos brandebourgeois, met en scène des interprètes de différentes générations, comme Cynthia Loemij, une de mes plus anciennes compagnes de route, qui partagera le plateau avec de très jeunes danseurs qui pourraient être ses fils.

Depuis 2016, vous avez créé une compagnie parallèle consacrée aux reprises de vos spectacles. Que représente pour vous cette conservation de vos œuvres ?

Je travaille en parallèle la création et le répertoire. Nous avons créé une troupe spécifique, en effet, dédiée aux reprises ou à la réécriture de notre répertoire. Une troupe de « transmission ». Quelle est la façon la plus pertinente de conserver vivante une écriture, sinon de la transmettre ? La question du répertoire est un défi qui questionne l’écriture de la danse : il faut que celle-ci soit bien articulée, bien lisible, pour être transmissible à de jeunes interprètes, danseurs ou musiciens. Nous avons déjà remonté six spectacles dont Fase, Zeitigung, Achterland, Rosas danst Rosas, A Love Supreme, Rain

« Love Supreme » (2017), au Kaaitheater, à Bruxelles. / ANNE VAN AERSCHOT

J’ai la chance que certains danseurs « historiques », si j’ose dire, comme par exemple Fumiyo Ikeda, répondent présent pour effectuer ce passage. Il y faut une certaine foi dans l’écriture de la danse et dans le potentiel de ses relectures ; c’est là quelque chose qui dépasse même le chorégraphe. Personnellement, je ne m’appuie pas sur un travail de notation et de partitionnage. Tant que les gens vivent, je préfère que ce soient les interprètes qui témoignent des spectacles auxquels ils ont participé, et les fassent passer aux nouvelles générations, plutôt que de compter sur les seules traces écrite ou électronique.

Vous l’avez souvent répété : « My walking is my dancing » (que l’on peut traduire par : « Ma façon de marcher est ma façon de danser »). Que voulez-vous dire par là ?

Je considère la marche comme de la danse à l’état pur. La marche est le mouvement le plus simple, le plus accessible, le mieux partageable. Elle est toujours point de départ d’une danse possible. Elle est ce qui organise l’espace et le temps. Elle est aussi ce qui régit notre espace social. Par exemple, je peux me rapprocher ou m’éloigner de vous. Et je peux le faire très vite ou lentement. J’ai une pensée paramétrique : dans l’écriture, je fais bouger l’un des paramètres pour amplifier la beauté de tel ou tel mouvement, le rendre plus vif ou plus étrange. Par exemple, je travaille sur le paramètre « temps » en jouant avec l’extrême accélération ou l’extrême ralentissement.

C’est dans cet esprit que vous avez imaginé la performance « Slow Walk », une flashmob au ralenti qui se déroulera dans Paris le 23 septembre ?

Je choisis le ralentissement qui laissera affleurer l’élégance ordinaire de ce mouvement, élégance disponible à tout un chacun. Le ralentissement de la marche provoque par ailleurs un bouleversant contraste par rapport aux mouvements de la vie et de la ville. Nous sommes enfermés dans une sphère d’accélération, une sorte de spirale. Je crois néanmoins que la beauté peut affleurer à sa surface et que celle-ci peut en réfléchir l’éclat.

Article réalisé dans le cadre d’un partenariat avec le Festival d’automne à Paris.