Dans l’installation qui ouvre l’exposition « Werkstatt Prolog », au musée Grassi de Leipzig, des objets dissimulés dans leurs boîtes de transport racontent leur histoire, de leur collecte à leur arrivée dans les musées européens. / AIMIE ELIOT

Des caisses de transport estampillées de leur provenance s’entassent dans un hall fraîchement repeint du musée Grassi d’ethnologie, à Leipzig. De l’installation s’échappent des voix. Emportées à l’autre bout du monde, les œuvres d’art prisonnières semblent gémir pour que leur histoire parvienne aux oreilles de notre génération. Plus loin, des plaques de laiton sculptées qui ornaient le palais de l’ancien royaume du Bénin (dans le sud-ouest de l’actuel Nigeria) trônent sur des étagères. Pillés au cours d’une expédition punitive des troupes britanniques en 1897, les bronzes sommeillent à côté d’une vitrine dépouillée, symbole du vide que leur absence a laissée à Benin City.

La nouvelle exposition du musée Grassi, « Werkstatt Prolog », inaugurée le 8 juillet et ouverte au public jusqu’en 2022, aborde sans détours la face sombre des collections de l’institution datant de l’époque coloniale : des œuvres acquises lors de pillages ou dont on ne connaît presque rien, réduites au rang de bel objet sans identité par des collectionneurs peu sourcilleux.

Ce discours rompt avec celui qui imprégnait les salles du musée lorsque la conservatrice Nanette Snoep a pris ses fonctions, en 2015 : « L’Afrique était exposée dans la section “Orient”, soupire la spécialiste néerlandaise, ancienne responsable de collections au musée du Quai Branly, à Paris. On n’y trouvait ni carte ni contexte historique, rien sur la provenance des œuvres. Un ami togolais a beaucoup ri devant la vitrine consacrée à son pays : elle contenait trois coiffes et un mannequin vêtu d’habits de la fin du XIXe siècle. C’est comme si on avait représenté la France avec une baguette et un béret ! »

Des lacunes révélées au grand jour

Lorsque la conservatrice prend l’initiative, en 2016, d’une refonte de l’exposition permanente des collections du continent africain, « éthiquement les plus problématiques », et décide de faire inscrire sur les cartels des œuvres les noms des collectionneurs liés au système colonial, elle découvre des bases de données lacunaires, témoins de recherches inexistantes sur leur origine. Une situation symptomatique des collections allemandes de cette période, souligne Jürgen Zimmerer, historien spécialiste de la colonisation à l’université de Hambourg :

« Les travaux sur les œuvres d’art spoliées à l’époque nazie ont occulté ceux qui auraient dû être menés pour la période coloniale, entre 1884 et 1919. Or de nombreuses œuvres ont été dérobées, comme celles des bronzes du Bénin, dont Berlin possède la deuxième plus grande collection après le British Museum. Mais par manque d’intérêt pour la question, les musées ont peu investi dans l’étude de leurs objets et leur inventaire. La plupart ne savent pas exactement ce qu’ils possèdent. »

Le musée Grassi, à Leipzig, expose des bronzes de l’ancien royaume du Bénin acquis au cours d’une expédition punitive de l’empire britannique en 1897. / AIMIE ELIOT

Des lacunes qui ont été révélées au grand jour en juin 2013, quand Berlin a inauguré le Forum Humboldt, qui doit accueillir en 2019 un musée des arts non européens. Dans une pétition, un groupe d’associations réclame alors plus de transparence vis-à-vis des œuvres qui y seront exposées.

« Lorsque le projet a été lancé, la question de la provenance des objets de la période coloniale n’a pas été posée, alors qu’on sait que beaucoup ont été pris de force au Congo ou au Cameroun. On nous a finalement promis que chaque œuvre serait examinée, tout en nous précisant qu’il n’y avait pas le budget pour faire ce travail de manière systématique », accuse Christian Köpp, historien et membre de l’association Berlin Postkolonial. Entendues par le ministère de la culture et les responsables du projet muséal, leurs revendications sont toutefois peu prises au sérieux.

Les virulentes critiques formulées par l’historienne de l’art Bénédicte Savoy, professeure à l’Université technique de Berlin, qui compare dans le Süddeutsche Zeitung du 20 juillet 2017 le futur musée à Tchernobyl, recouvrant trois cents ans de collections « d’une chape de plomb […] comme sur des déchets nucléaires, pour que rien ne s’échappe », contribueront à alimenter le débat.

« On construit un musée alors que des caisses remplies d’objets, arrivées ici entre 1914 et 1915, n’ont pas été étudiées, ce qui aurait dû être fait depuis longtemps ! », tempête la spécialiste, qui a démissionné du comité d’experts du Forum Humboldt avant d’accepter, en mars 2018, d’étudier pour la France les conditions de rapatriement d’œuvres d’art africaines mal acquises durant la période coloniale. Une demande du président Emmanuel Macron, qui s’est engagé, lors son discours à Ouagadougou en novembre 2017, à restituer d’ici à cinq ans des œuvres pillées sur le continent, répondant aux réclamations de plusieurs pays africains, dont le Bénin.

Urgence d’un devoir de mémoire

Le flou qui nimbe les collections allemandes éclaire une nouvelle facette de l’amnésie germanique vis-à-vis de son passé colonial, de plus en plus dénoncée dans le pays. Mieux informé, notamment grâce aux actions d’associations mobilisées pour faire redécouvrir cette période oubliée, le public revendique désormais l’urgence d’un devoir de mémoire : « Les gens demandent que des rues portant le nom de colonisateurs soient rebaptisées, que le gouvernement s’excuse pour le génocide des Herero et des Nama en Namibie : l’Allemagne n’a plus le choix, elle doit affronter son passé », souligne Nanette Snoep.

En mai, la ministre de la culture, Monika Grütters, a finalement annoncé la mise en place de bourses pour financer des recherches sur la provenance des œuvres d’art acquises durant la période coloniale. Puis le ministère a publié, avec l’Association des musées allemands, un guide énonçant des recommandations pour traiter des collections issues de contextes coloniaux. « Lancer un travail de recherche sur la provenance et constituer des bases de données accessibles au public, c’est la première étape vers plus de transparence », commente Bénédicte Savoy.

Comme à Leipzig, quelques institutions ont commencé à fouiller le passé de leurs collections. Le musée Linden, à Stuttgart, implique dans ses recherches un comité consultatif regroupant des représentants des diasporas africaines. « Lorsqu’on ne sait rien d’une œuvre, on peut tenter de l’identifier grâce à sa fonction, sa provenance, en faisant appel aux communautés qui maîtrisent le contexte culturel », souligne Ines de Castro, la conservatrice.

Le Musée d’outre-mer de Brême a quant à lui confié à un doctorant de Yaoundé, Ndozo Awono, l’inventaire de ses collections camerounaises précoloniales et coloniales. « Il y a un gros travail de classement des 1 500 objets, qui ne sont parfois pas référencés », souligne-t-il, tout en constatant de suspicieuses acquisitions. « Plusieurs pièces sont des objets rituels qui n’ont pas pu être donnés, contrairement à ce qu’on lit parfois dans les registres des collectionneurs, car ils ont une grande importance symbolique. Ils ont très probablement été pillés chez des chefs de village », estime le doctorant, qui prévoit de se rendre en 2019 au Cameroun pour tenter de retracer l’identité de ces objets confisqués.

Un premier pas vers de futures restitutions ? Dans ses recommandations, le ministère appelle les musées à ne pas faire cavalier seul. Principe de précaution ou résistance ? « Les institutions ne pourront plus clamer ne pas savoir d’où viennent les œuvres pour échapper au débat », estime Nanette Snoep.