A une manifestation organisée par l’extrême droite, à Köthen (Allemagne), le 9 septembre. / HANNIBAL HANSCHKE / REUTERS

Notre correspondant à Berlin, Thomas Wieder, a répondu aux questions des internautes sur les récents rassemblements organisés à l’initiative de l’extrême droite outre-Rhin, notamment à Chemnitz et à Köthen.

Don : Bonjour. Les manifestations d’extrême droite ne sont pas un phénomène nouveau en Allemagne. Qu’est-ce qui distingue les mobilisations des derniers jours à Chemnitz et Köthen de ce qu’on peut observer depuis plusieurs années ?

L’extrême droite est en effet structurée et bien implantée depuis longtemps en Allemagne, en particulier dans l’ex-Allemagne de l’Est. Il suffit de rappeler les émeutes racistes de Rostock (Mecklembourg-Poméranie occidentale), au bord de la Baltique, en août 1992, ou encore la série de meurtres perpétrés entre 2000 et 2007 par l’organisation néonazie « Clandestinité nationale-socialiste », dont le procès-fleuve s’est achevé en juillet. Ce qui est nouveau, dans les mobilisations de ces derniers jours, c’est le fait que manifeste désormais, aux côtés des groupuscules d’ultradroite, un parti politique représenté au Bundestag où il est même la première force d’opposition, avec 92 députés sur 730.

C’est un point essentiel : ces manifestations n’attirent pas seulement des néonazis, mais des citoyens en colère qui ne se reconnaissent pas nécessairement dans les groupuscules ultraradicaux, mais qui, en même temps, vous expliquent que face à un danger commun (l’immigration incontrôlée de criminels qui viennent troubler l’ordre social) et à un adversaire politique commun (Merkel désignée volontiers comme une « traîtresse » et une « criminelle »), cela ne les dérange pas de défiler aux côtés de néonazis.

Nicolas : Bonjour, l’AfD est-il influent dans tout le pays ou uniquement dans les régions où ont eu lieu les manifestations d’extrême droite ?

Aux législatives de 2017, l’AfD a recueilli 12,6 % des voix. Après, il y a de grandes différences entre les Länder. Dans l’ex-Allemagne de l’Est, le parti d’extrême droite a recueilli 22 % des voix en moyenne, s’imposant comme la deuxième force politique derrière l’Union chrétienne-démocrate (CDU). A l’Ouest, elle a fait un score moyen de 11 %. Le Land où l’AfD est la plus forte est la Saxe (c’est là que se trouve Chemnitz), où, elle a obtenu 27 % des voix, devançant de 0,1 point la CDU. Les Länder où l’AfD a jusque-là moins bien réussi à s’implanter sont ceux du nord-ouest de l’Allemagne, comme le Schleswig-Holstein, la Basse-Saxe ou la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, ainsi que des villes comme Hambourg et Brême.

The puma : Est-ce que l’AfD à les mêmes idées que le Front national ?

Thomas Wieder : L’AfD, depuis sa création en 2013, a évolué. Au départ, le parti était essentiellement préoccupé par la sortie de l’euro et le retour au deutschemark. Depuis 2015, la question migratoire est sa seule obsession. Les rapports avec le Front national, aujourd’hui Rassemblement national, ont toujours été compliqués. En 2016, un rapprochement a eu lieu entre Marine Le Pen et Frauke Petry, alors présidente de l’AfD, mais il n’a pas été du goût de tout le monde à l’AfD, beaucoup considérant que la présidente du FN défendait une ligne trop socialiste sur le plan de la politique économique.

Depuis le départ fracassant de Frauke Petry de l’AfD, au lendemain des élections législatives du 24 septembre 2017, les contacts entre les deux partis se sont distendus. Mais sur le fond, j’aurais plutôt tendance à dire qu’ils se sont rapprochés avec le départ de Florian Philippot du Front national, représentant de la ligne « sociale » honnie par nombre de dirigeants de l’AfD, lesquels campent sur des positions plus libérales.

Arthur : Bonjour, Un lien entre les événements de Köthen et les futures élections en Bavière se fait-il déjà sentir ?

Pour comprendre ce qui se passe au sein de la CSU bavaroise, il faut remonter aux législatives du 24 septembre 2017. Ce jour-là, la CSU recueille 38,8 % des voix, soit 10,5 points de moins qu’en 2013, tandis que l’AfD réalise en Bavière son meilleur score de toute l’Allemagne de l’Ouest, avec 12,4 %, soit 8,1 points de plus qu’en 2013. De ce qui constitue un choc électoral, Horst Seehofer, président de la CSU et alors ministre-président de Bavière, tire une conclusion : pour éviter qu’une telle débâcle ne se reproduise un an plus tard aux élections régionales, la CSU doit absolument reconquérir les électeurs qu’elle a perdus au bénéfice de l’AfD. D’où une stratégie « à droite toute » défendue depuis par Seehofer au ministère fédéral de l’intérieur et par son successeur à la tête de la Bavière, Markus Söder.

Le problème est que, dans les sondages, cette stratégie ne semble guère payante puisque la CSU est aujourd’hui créditée de 36 % à 37 % des voix, tandis que l’AfD tourne autour de 14 %. En fait, il semble que la CSU perde sur les deux tableaux : d’un côté, elle ne parvient pas à récupérer les électeurs partis à l’AfD, de l’autre, elle se voit délaissée par des électeurs plus modérés qui, rebutés par ce durcissement, envisagent aujourd’hui de voter plus au centre, notamment pour les Verts qui pourraient arriver en deuxième position – autour de 15 %-16 % – aux élections régionales d’octobre.

yann : Pourquoi la grande coalition paraît-elle presque paralysée ? Quel est le problème à condamner sans appel ces manifestations ?

La coalition est paralysée pour deux raisons principales. D’abord, c’est une « grande coalition » qui n’a de grande que le nom : jamais la CDU-CSU et le SPD n’ont obtenu des scores aussi faibles aux élections, et jamais Merkel n’a été si mal réélue quand elle s’est présentée au Bundestag, en mars, après des mois de laborieuses tractations pour trouver un accord de gouvernement : 9 voix seulement de majorité, c’est très peu !

Ensuite, la coalition est paralysée par les désaccords qui la minent. Pas seulement entre conservateurs et sociaux-démocrates, mais au sein même du camp conservateur. Plus le temps passe, moins ce gouvernement est une coalition CDU-CSU/SPD et plus c’est une cohabitation Merkel (CDU)-Seehofer (CSU). Un gouvernement ne peut pas fonctionner normalement quand il est en permanence animé par une guerre au sommet entre une chancelière et son ministre de l’intérieur qui partagent des visions opposées sur les questions essentielles du moment : la politique migratoire, la place de l’islam dans la société, la façon de lutter contre l’extrême droite.

IIIIIIIIII : Pensez-vous que ce jaillissement de l’extrême droite au cours des derniers mois peut être dû à un travail de mémoire qui s’affaiblit en Allemagne ?

Cela joue, très certainement. Il m’arrive souvent d’en parler avec des gens, et beaucoup, en particulier chez les plus jeunes, vous disent facilement qu’ils en ont ras-le-bol de se voir rappeler le passé nazi de l’Allemagne ; l’idée d’une responsabilité particulière de leur pays leur est totalement étrangère. Indiscutablement, des tabous sont brisés auprès d’une partie de la population. Pour cette dernière, ces références n’opèrent plus, voire sont devenues totalement contreproductives. Il n’y a qu’à voir l’effet des provocations d’Alexander Gauland, le coprésident de l’AfD : à l’évidence, ses sorties sur la seconde guerre mondiale des derniers mois n’empêchent pas le parti de prospérer.

Autre exemple : à Chemnitz, lors de la manifestation du 1er septembre, était présent Björn Höcke, le leader de l’AfD en Thuringe, considéré comme le chef de file de son aile la plus radicale. L’homme est connu pour ses sorties polémiques sur la seconde guerre mondiale. En 2017, certains voulaient même l’exclure du parti après un discours dans lequel il avait dénoncé comme « monument de la honte » le mémorial aux victimes de la Shoah édifié au cœur de Berlin. « Il nous faut rien de moins qu’un virage à 180° de notre politique de mémoire », avait-il déclaré. A l’époque, la secrétaire générale du Parti social-démocrate avait dit que Höcke parlait « la langue du NSDAP », le Parti nazi. Quand j’ai demandé à des manifestants, à Chemnitz, si ça ne les gênait pas de participer à une manifestation conduite par ce même Björn Höcke, aucun n’a considéré qu’il y avait le moindre problème.