L’avis du « Monde » – à voir

Présenté lors de l’hiver 2017 à la Berlinale, ­Dov­latov est comme le pendant enneigé et angoissé du très solaire Leto (l’été), de Kirill Serebrennikov, découvert quelques mois plus tard à Cannes. Là où Serebrennikov célébrait l’éclosion d’une génération, celle qui allait vivre la fin du système soviétique, le film d’Alexeï Guerman Jr accompagne les aînés des jeunes rockeurs de Leto à ­l’entrée de la dernière glaciation ­politique, en 1971, sous la houlette de l’un des héros de ce temps, l’écrivain Sergueï ­Dovlatov.

Plutôt que d’embrasser tout le parcours de Dovlatov, né en 1941, exilé aux Etats-Unis de 1978 à sa mort, en 1990, Guerman a choisi de le suivre à la trace pendant quelques jours, au moment de la célébration de l’anniversaire de la révolution d’Octobre. Hasard du tournage ou patience délibérée du cinéaste, il neige sur Leningrad (l’actuelle Saint-Pétersbourg). Les lampions, les affiches colorées à l’effigie de Marx, Engels et Lénine sont voilés par les flocons, masqués par le brouillard. La question implicite est, bien sûr : comment pouvait-on espérer bâtir un monde nouveau dans les congères, sous des arbres sans feuilles ?

Dans cette agitation propagandiste, Sergueï Dovlatov (l’acteur serbe Milan Maric) traîne sa grande carcasse. Il tente de son mieux de collaborer à de petites publications émanant de diverses instances du Parti. Sur un chantier naval, il interroge les ouvriers déguisés en écrivains de l’âge d’or de la littérature russe, à l’occasion du baptême d’un bateau qu’ils ont construit. Dovlatov dit bonjour à Gogol et à Tolstoï, qui lui ­expliquent que la littérature doit exalter le socialisme.

Le rideau de la comédie kafkaïenne menace sans cesse de se déchirer pour révéler la tragédie sous-jacente

Encore et encore, Guerman, puisant aussi bien dans le répertoire littéraire de son modèle (Dovlatov a été édité en France chez Anatolia et La Baconnière) que dans son imagination, tord imperceptiblement le quotidien bureaucratique vers l’absurde le plus délirant. Celui-ci peut virer au cauchemar : il y a, au milieu du film, une séquence bouleversante qui voit Dovlatov envoyé sous terre par son rédacteur en chef ; dans la lumière du chantier du métro de Leningrad, il doit retrouver un ouvrier-poète nommé Kouznetsov, mais la muse de celui-ci l’a quitté ; brusquement on entend des cris, les pleurs d’une femme – les ouvriers viennent d’exhumer un charnier d’enfants, les pensionnaires d’un jardin d’enfants tués par un bombardement nazi pendant le siège de la ville, trente ans plus tôt.

Le rideau de la comédie kafkaïenne menace sans cesse de se déchirer pour révéler la tragédie sous-jacente. La malédiction du jeune écrivain est d’être conscient de cette éventualité. Il tente de la tenir à distance par une ironie rêveuse qui se heurte elle-même à sa terrible capacité d’empathie. Du combat entre la dérision et la compassion, on voit bien qu’il doit sortir quelque chose. Mais ce quelque chose – les textes de Dovlatov – n’a pas droit de cité dans la ville du palais d’Hiver et de l’Institut Smolny.

Hommage filial

Autant que le combat intérieur de l’artiste, Alexeï Guerman met en scène le champ de bataille. Il ­déploie quelques instants choisis en de longues séquences, elles-mêmes découpées en patients travellings : une fête improvisée entre jeunes artistes sur le toit d’un immeuble, une soirée chez un apparatchik culturel, une journée de tournage d’un film officiel. La caméra passe de groupe en groupe, suit une conversation jusque dans sa dernière impasse. On voit passer la figure du poète Joseph Brodsky, d’artistes qui viennent de voir leur échapper le peu de liberté qu’on leur avait accordé au moment du dégel.

Alexeï Guerman Jr est né en 1976, peu de temps avant que Dovlatov ne soit contraint à l’exil. Le père du cinéaste – Alexeï Guerman – vit le plus fameux de ses films, La Véri­fication, resté sur les étagères de la censure soviétique pendant quinze ans, de 1971 à 1986. Mais Guerman père, qui travaillait à Leningrad, se refusa toujours à l’exil. Il y a sans doute quelque chose d’un hommage filial dans la manière dont son fils filme la mé­tropole des soviets, les bureaux où agonisent les plantes vertes, les appartements collectifs, une étrange nostalgie mêlée d’horreur pour le défunt système.

DOVLATOV Bande Annonce (2018) Biopic, Sergei Dovlatov
Durée : 02:08

Film russe d’Alexeï Guerman Jr. Avec Milan Maric, Helena Sujecka, Danila Kozlovski (2 h 06). Sur le Web : paradisfilms.com/project/dovlatov et www.facebook.com/dovlatov.film