« Hate », une pièce de Laetitia Dosch, co-mise en scène avec Yuval Rozman. Avec Laetitia Dosch et Corazon, au Théâtre de Vidy, à Lausanne. / DOROTHÉE THÉBERT FILLIGER

C’est peut-être une histoire de peau, de membrane poreuse entre soi et le monde. La peau que Laetitia Dosch a diaphane, comme la plupart des rousses, mais ce n’est pas la raison pour laquelle cette enveloppe délicate, presque transparente, semble fonctionner comme un capteur. Plutôt une affaire de sensibilité, évidemment. En ce soir de juin, la jeune femme vibre de tout son être, sous les grands pins du Domaine d’O, à Montpellier, au sortir de la représentation de Hate : une création dont elle signe le texte et la mise en scène, dans laquelle elle joue, et qui, après Lausanne et Montpellier, arrive à Nanterre, où il ne faut pas la manquer.

Le spectacle est à son image : d’une singularité totale. La belle, sortie d’un tableau de Botticelli, y joue, peau contre cuir, avec la bête. En l’occurrence un cheval nommé Corazon (« cœur », en espagnol), à la robe gris truité. Ils sont nus tous les deux, ce qui se remarque plus chez elle que chez lui. Il semblerait bien que Laetitia Dosch ne fasse rien comme une autre, et ce depuis le début.

« J’ai toujours été la bizarre de la famille », résume-t-elle. Hétérogène à son milieu ultratraditionnel et catholique du 8e arrondissement de Paris. « En même temps, ma famille était étrange, à sa manière, on vivait avec mes grands-parents, oncles et tantes, et au milieu d’animaux, vivants ou morts. A la maison, il y avait deux mondes parallèles : celui des adultes, et celui des animaux et de moi. Mais c’est bien que je sois tombée chez les cathos, comme cela, je n’ai pu reproduire aucun schéma », dit-elle avec cet humour léger, faussement naïf, qui la caractérise.

Esprit grinçant

C’est bien dans son lycée privé catholique, pourtant, qu’elle découvre le théâtre, qui la sauve d’une adolescence mutique et solitaire. Et c’est bien dans le théâtre qu’elle plonge, à corps perdu, elle qui apparaît aujourd’hui comme une des égéries du jeune cinéma d’auteur français. Avec un éclectisme, une curiosité, une originalité qui lui font faire le grand écart entre des formes très différentes, qu’elle marque pourtant toujours de son identité.

Elle a joué Shakespeare aux côtésd’Eric Ruf, le patron de la Comédie-Française, ou sous la direction de la metteuse en scène Mélanie ­Leray, tout en furetant dans l’univers nettement plus expérimental et performatif des chorégraphes Marco Berrettini et La Ribot. Et elle a écrit son premier spectacle, ­Laetitia fait péter…, parodie de stand-up, où elle joue une humoriste un peu débile, qui fait des blagues sur les vieux, les juifs et les Noirs. Laetitia Dosch ne craint pas d’avoir l’esprit grinçant.

« Au début ça n’a pas très bien marché pour moi. Je n’étais pas “casable”. On ne savait pas si j’étais drôle ou pas drôle, jolie ou moche. »

« Ma vocation, c’est vraiment d’être actrice, précise-t-elle. Tout pour moi est parti de là, de l’amour des acteurs au cinéma, Meryl Streep en tête. Si j’avais eu beaucoup de boulot intéressant, je n’aurais jamais écrit, je crois. J’ai profondément le goût du jeu, de rentrer dans un personnage, de le fouiller et de le transmettre à d’autres. Mais voilà, au début ça n’a pas très bien marché pour moi. Je n’étais pas casable. On ne savait pas si j’étais drôle ou pas drôle, jolie ou moche. »

Tant mieux pour elle. Laetitia Dosch a travaillé sa singularité, et déployé une palette d’univers, de registres et d’intérêts hors du commun dans un monde où les jeunes actrices sont souvent des produits interchangeables. Et laissé s’épanouir un jeu, une façon d’être, qui est un cocktail unique de fantaisie, de radicalité, d’acuité, de douceur, de force et de fragilité.

Elle peut parler du jeu d’acteur pendant des heures – elle a d’ailleurs écrit des portraits de comédien (ne) s pour les Cahiers du cinéma –, insiste sur le fait que c’est un métier à travailler « et pas seulement de la présence ou de la manipulation par un metteur en scène », se place sous les figures tutélaires de Meryl Streep mais aussi de Jeanne Moreau, Romy Schneider ou Delphine Seyrig, des actrices des années 1970 comme Miou-Miou ou Isabelle Huppert, et des acteurs américains, notamment Johnny Depp et Joaquin Phoenix.

« Acteur, c’est vraiment un des plus beaux métiers du monde, pour moi, parce que ça demande de s’intéresser concrètement à d’autres personnes, d’autres vies. S’imaginer que l’on est quelqu’un d’autre, c’est faire le constat que l’on n’est pas tous si différents, finalement… C’est un métier qui amène à s’ouvrir, à mieux comprendre le monde qui nous entoure, et à le faire par notre propre expérience, notre propre corps. »

La classe et le ridicule

Et c’est bien avec ces armes-là, instinct, intelligence et sensibilité mêlés, qu’elle invente une nouvelle figure d’actrice-auteure, de spectacle en spectacle. Après Laetitia fait péter…, elle a conçu Klein, drôle d’objet scénique entre Lewis Carroll et Buster Keaton, puis Un album, dans lequel elle allait déterrer une figure largement aussi déviationniste qu’elle, celle de l’humoriste suisse Zouc.

La belle aime aller gratter là où c’est trouble, dérangeant, là où ça dérape. Mais contrairement à la grande performeuse espagnole Angelica Liddell, qu’elle admire par ailleurs, elle veille à ne pas ass ommer le spectateur. « D’abord parce que j’aime bien rigoler, faire des blagues. Et parce que j’ai envie de faire des pièces dont les gens, moi comprise, sortent en ayant envie de vivre. »

Ce parcours l’a menée à créer ce spectacle inclassable et réjouissant, qui n’a rien à voir avec les formes de théâtre équestre existantes, celle de Bartabas en tête. Laetitia Dosch en a eu l’idée en tournant, à l’été 2016, un western fauché au fin fond des Etats-Unis. « Je passais mes journées à cheval, et je trouvais que l’animal donnait de la distance. Il y avait une beauté dans son écoute du monde. Je suis rentrée en me disant que j’allais faire un spectacle avec un cheval, et je suis allée travailler avec Judith Zagury, de l’école-atelier Shanju, qui forme au cirque et au théâtre équestre. »

Et ainsi la voilà amazone, nue, excepté l’épée glissée dans son fourreau, parlant à Corazon de tout, de rien et surtout de nous, et imaginant une histoire d’amour avec lui. « J’aime beaucoup le mélange de classe et de ridicule », sourit-elle. Hate frôle le ridicule à tout moment, avec un humour fou, pour parler, avec beaucoup de classe, de deux ou trois choses qui nous préoccupent : la solitude, le rapport à l’autre, qu’il soit humain ou animal, la relation à la nature, l’interrogation sur ce qui est ­ « contre-nature ». Ou pas.

Article réalisé dans le cadre d’un partenariat avec le Festival d’automne à Paris.