Marseille, le 12 septembre 2018. L'« Aquarius » est à quai depuis le 27 août 2018 pour des raisons liées à des opérations de maintenance et à un changement de pavillon. / SAMUEL GRATACAP POUR "LE MONDE"

C’était il y a deux ans. L’Europe se déchirait déjà autour de la « crise migratoire », la photo du garçon syrien Aylan, échoué sur une plage de Turquie, avait depuis longtemps fait le tour du monde, et la mer Méditerranée arborait les traits d’un vaste cimetière.

A l’été 2016, Le Monde était monté à bord de l’Aquarius, navire humanitaire des ONG SOS Méditerranée et Médecins sans frontières (MSF), parti patrouiller au large de la Libye pour pallier le manque de moyens des secours déployés par les Etats européens.

Pendant plusieurs semaines, nous avions témoigné de ces hommes et de ces femmes rêvant d’Europe, de ces corps meurtris, engloutis, disparus. Deux ans se sont écoulés depuis ce reportage en immersion, et, alors que la Méditerranée est de plus en plus meurtrière pour ceux qui tentent la traversée, Le Monde a décidé de remonter à bord de l’Aquarius pour suivre une nouvelle campagne de sauvetage.

1 565 morts en 2018

Depuis le début de l’année, au moins 1 565 personnes ont perdu la vie en tentant de gagner les rives européennes, d’après l’Organisation internationale pour les migrations (IOM). Le taux de mortalité est en forte hausse sur la route de la Méditerranée centrale, qui relie principalement la Libye à l’Italie et Malte. L’an dernier, une personne mourait pour 42 qui parvenaient à traverser, d’après le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Désormais, un décès est enregistré pour 18 arrivées.

Ce risque accru dessine en creux un paradoxe, puisque les flux migratoires n’ont jamais été aussi faibles depuis quatre ans. Cette année, près de 74 000 personnes sont arrivées en Europe par la mer, principalement par l’Espagne, l’Italie et la Grèce. En 2017, elles étaient plus de 172 000, ce qui représentait déjà une baisse considérable par rapport aux quelque 363 000 arrivées enregistrées en 2016 et du million d’arrivées de 2015.

« La situation est tout à fait gérable », répète Vincent Cochetel, envoyé spécial pour le HCR en Méditerranée centrale. Mais depuis que l’Italie, sous l’impulsion de son ministre de l’intérieur Matteo Salvini, a refusé, en juin, d’accueillir l’Aquarius avec 630 migrants à son bord, ses ports sont fermés aux humanitaires et les Etats membres se déchirent sur l’accueil des migrants.

« Cas par cas »

« Désormais, chaque sauvetage en mer donne lieu à des négociations au cas par cas qui peuvent durer des semaines jusqu’à ce qu’une solution de débarquement soit trouvée », constate Céline Schmitt, porte-parole du HCR en France. L’été a été jalonné de ces crises. Fin août, c’est un navire des gardes-côtes italiens – le Diciotti – qui a été bloqué pendant cinq jours dans le port sicilien de Catane, avec 150 migrants à son bord.

Cette incertitude pourrait avoir des répercussions plus insidieuses. « Notre crainte, c’est que, compte tenu du manque de prévisibilité des débarquements, des bateaux commerciaux ne répondent pas aux appels de détresse, confie Vincent Cochetel. Nous avons des informations précises en provenance du MRCC Rome [centre de coordination de sauvetage maritime] selon lesquelles des bateaux éteignent leur système anticollision pour ne pas être sollicités pour des opérations de sauvetage. Les armateurs et les compagnies n’ont pas envie de s’embarrasser et optent pour la politique de l’autruche. »

Pendant ce temps, les navires humanitaires ont subi de multiples entraves. A l’heure actuelle, et depuis près de trois semaines déjà, aucun ne patrouille en Méditerranée centrale. Une situation inédite par sa durée. Les deux navires de l’ONG allemande Sea Watch sont bloqués à Malte, de même que celui de l’ONG allemande Lifeline. L’ONG espagnole Proactiva, dont les navires sont actuellement amarrés à Barcelone, a annoncé fin août qu’elle abandonnait la Libye et patrouillerait, désormais, entre l’Espagne et le Maroc.

« Maltraitances »

« Les intenses campagnes de criminalisation des ONG en Méditerranée centrale et la mise en marche de politiques inhumaines ont provoqué non seulement la fermeture des ports d’Italie et de Malte, mais aussi la paralysie de nombreuses organisations humanitaires de sauvetage, ainsi que l’augmentation du flux migratoire vers le sud de l’Espagne », a justifié l’ONG dans un communiqué. « Le désengagement des ONG signifie qu’il y a moins de capacité de recherche et de sauvetage d’embarcations en situation de détresse », s’inquiète Vincent Cochetel. En 2017, près de 39 000 personnes avaient été sauvées grâce à ces opérations humanitaires.

Les gardes-côtes libyens sont devenus les premiers acteurs au large des côtes libyennes. Depuis le début de l’année, ils ont intercepté plus de 13 000 réfugiés. « Mais ils ont des moyens limités, rappelle Céline Schmitt. Et de toute façon, ils n’offrent pas de port sûr de débarquement après un sauvetage en mer », en raison des « graves maltraitances » que risquent les migrants. Le pays, dont la capitale est en proie à des combats armés depuis plusieurs semaines, ne dispose pas de système d’asile et les migrants sont placés dans des centres de détention.

Pendant ce temps, malgré un engagement en ce sens, les Etats européens ne se sont toujours pas mis d’accord sur un mécanisme de répartition des migrants sauvés en mer.

C’est dans ce contexte particulièrement dégradé que l’Aquarius, actuellement à quai à Marseille, prépare une nouvelle campagne de recherche et de secours. Le Monde rembarque à son bord.